Du 7 mars 1999 au 14 mars 1999
TRAITÉ III
TRAITÉ SUR LES GENS
Portrait psychologique
Ce sont toujours les
cons
Qui lemportent. Question
De surnombre.
Frédéric Dard
Qui sont les gens ?
Pour ce troisième traité
(le trois est un nombre exceptionnel : j'en veux pour
preuve que c'est le seul à être compris
exactement entre deux et quatre), j'ai décidé
d'aborder un vaste et inintéressant sujet :
les gens. Mais d'abord, LA question fondamentale :
qui sont les gens ? (Ici un petit moment de suspens
insoutenable, une petite cruauté que je peux
bien me permettre à votre égard). Mais
oui, posez-vous la question : qui sont les gens ?
Mon voisin est-il un gens ? Le boulanger est-il un
gens ? Le charcutier est-il un Jacques ? Ma cousine
est-elle une gensesse ? (Je ne suis pas sûr
de l'orthographe). Et vous-même
Et si
vous étiez un gens ? J'aimerais mieux que vous
ne vous posiez pas trop cette dernière question,
d'ailleurs, ou alors sautez carrément le chapitre
trois, la réponse y est toute faite, pesée,
empaquetée et prête à emporter.
En fait, il serait peut-être
intéressant de creuser un peu cette grande
question : qui sont les gens ?
Les gens, c'est assez difficile
à définir. Comment dirais-je ? Ça
ressemble un peu à un macrophage rhomboïde
au tuyau intestinal gorgé de phénolphtaléine
et de biocarbure de potassium sulfuré avec
un pictogramme d'Einsteinium 85
Non, attendez,
je vois plutôt ça comme un ectoplasme
insectivore cul-de-jatte souffrant d'une tendinite
carabinée auquel on aurait récemment
inoculé un dérivé d'hydrocarbure
oxygéné et qui aurait une couleur bleue
tirant sur l'orange, le vert et le noir tout à
la fois
Non, sans rire, les gens
Les gens,
ce nest vraiment pas une mince affaire que de
les décrire.
Généralement,
les spécialistes sont tous approximativement
d'un avis qui ne diffère pas trop. Enfin la
plupart du temps. D'ordinaire, la majorité
d'entre eux ont habituellement le quasiment même
avis. Enfin, pas tous. Mais ceux qui l'ont s'accordent
ordinairement pour décrire les gens comme :
" un petit groupuscule de lEtre humain
pris dans sa globalité. Un ensemble de personnes
au mode de vie et à la pensée radicalement
différents qui partagent les mêmes sentiments
et suivent des règles sociales et morales identiques.
Un immense troupeau régit par un esprit commun
ayant exactement les mêmes opinions au même
moment et le même jugement pour un même
événement particulier. Une foule puérile
et primitive manipulée régulièrement
par les personnes qu'elle acclame et capable de spasmes
euphoriques généralisés lors
d'une occasion particulière. Une masse populaire
dont le nombre réduit la subtilité et
écrase la pensée individuelle de chacun
de ses composants ne réagissant plus que par
un pseudo-instinct animal et se laissant guider par
les tendances admises communément sans jugement
ni prise de position excessive, vraisemblable-
ment à cause de l'exaltation stimulante générée
par les moins schizophrènes du troupeau ".
Heureusement que vous n'y comprenez rien, sinon vous
digéreriez mal cet écrit du Docteur
Marcel Xavier, dont je tairai le nom pour qu'il n'ait
pas à subir de commentaires disgracieux. En
clair, ça veut dire que les gens, c'est quand
il y a beaucoup d'hommes et de femmes entassés
; que les gens, ils ne sont pas capables de réfléchir
par eux-mêmes et qu'ils suivent stupidement
celui qui parle le plus fort ; et que si les gens,
pris un à un, sont plutôt sympathiques,
ils deviennent fous dangereux lorsqu'ils sont cent
ou mille, comme lors d'un match de football par exemple.
C'est là que le rassemblement de gens est le
plus spectaculaire et que l'esprit d'imbécillité
qui s'en dégage est le plus évident.
Pour votre culture générale,
je signale quil a existé des gens célèbres.
Gens sans Terre, par exemple, à qui personne
n'a jamais reproché d'être un gros propriétaire
exploiteur campagnard. Gens sans Peur, décédé
il y a peu de temps d'une crise cardiaque. Gens de
Luxembourg, qui, comme son nom l'indique, était
végétarien. Gens I, fils de sa mère
et, pour une moindre partie, de son père. Gens-tsen-kiang,
dont les affaires n'ont pas fini de couler. Gens,
c'est Bastien, bachelier de profession. Gens Tedammes,
à la main hydratée par des générations
entières de gagas lents. Il y a aussi eu des
saisonniers : les gens d'automnes, par exemple. Il
y a aussi eu Robert Pfeiffer. Mais comme ce n'est
pas un gens, nous n'en parlerons pas.
Comme vous le voyez, les exemples
ne manquent pas.
Les
gens sont-ils tous idiots ?
Oui. Enfin, non, je ne dois
rien affirmer sans avoir de preuves concrètes
et cohérentes. Notez que, franchement, lorsque
c'est l'évidence même, on pourrait bien
admettre un petit axiome de temps en temps. Non, non,
non, il faut rester objectif. Les gens sont tous des
idiots, mais on ne peut pas l'affirmer sans une bonne
justification. Ce qui ne sera pas trop difficile :
des justifications, on peut en trouver à la
pelle.
Prenons un exemple au hasard
: le percepteur. Le percepteur est un gens. Et c'est
aussi un idiot. Mieux que ça, c'est un lâche,
un rustre, un ignoble exploiteur s'enrichissant mesquinement
sur le dos des travailleurs. Un autre exemple : le
travailleur. Le travailleur est un gens. Et c'est
aussi un idiot. Mieux que ça, c'est un paresseux,
un fainéant, un bon à rien qui rechigne
même à payer ses impôts au percepteur
qui ne fait pourtant que son devoir.
Les aristocrates et les politiciens
sont des gens. Et ce sont aussi des idiots. Pire que
ça, ce sont des méprisables profiteurs,
d'horribles sangsues ayant bâti leur fortune
sur la tête du petit peuple. Un autre exemple
: le petit peuple. Le petit peuple, ce sont des gens.
Et ce sont aussi des idiots. Pire que ça, ce
sont des barbares, des illettrés, des incultes
ne comprenant rien à la politique et aux intérêts
économiques nationaux et dont le seul idéal
est de vivre oisivement tout au long de leur existence
sans un mot de remerciement pour les aristocrates
et les politiciens qui veillent sur eux.
Les stars du cinéma
et de la télévision sont des gens. Et
ce sont aussi des idiots. Mais la meilleure, c'est
que ce sont aussi des petits abrutis ne devant leur
réussite qu'à un physique avantageux
et gagnant trente fois plus qu'ils ne méritent
sur les omoplates des téléspectateurs.
Un autre exemple : les téléspectateurs.
Les téléspectateurs sont des gens. Et
ce sont aussi des idiots. Mais la meilleure, c'est
que ce sont aussi une bande de fanatiques du petit
écran bleu, ne sachant pas faire autre chose
que de zapper entre deux feuilletons télévisés
à l'H2O de plante épineuse de la famille
des Rosalidés qu'ils se tapent par dizaines
chaque jour dans l'indifférence la plus totale
et pour la création desquels les stars du cinéma
et de la télévision sacrifient pourtant
corps et âme (avec un plus grand pourcentage
de corps que dâme, dailleurs).
Autant de preuves incontestables
que les gens sont tous des idiots.
Fais-je
partie des gens ?
Non. Bien sûr que non.
C'est incontestable, mais, comme il me reste quelques
pages à remplir, autant vous expliquer en détail
pourquoi.
Nous et notre entourage direct
ne faisons pas partie des gens. Les gens, ce sont
les zautres, c'est-à-dire, comme je l'ai expliqué
au premier chapitre, si vous avez suivi, l'immense
troupeau d'hommes et de femmes aussi entassés
qu'idiots. Ce sont les zautres qui font des bêtises,
et nous, qui ne sommes pas des gens, nous les critiquons,
car c'est incontestable, nous ferions mieux qu'eux
à leur place. Nous, nous ne serons jamais des
gens. Le fait d'être un gens est une maladie
héréditaire qui se transmet de père
en fils et qui fait qu'il y aura toujours sur Terre
une quantité incroyable d'imbéciles,
et nous, les non-gens. Par non-gens, on entend soi-même,
sa famille, ses amis, Robert, Marcel (mais à
moindre titre) et ses compatriotes. Car c'est connu,
les étrangers sont beaucoup plus idiots que
nous. " Y en a point comme nous ", comme
disent les Vaudois avec autant dobjectivité
que daccent.
Dès qu'un gens se met
à nous ressembler, c'est un bon point, car
ça signifie qu'il devient tout doucement intelligent
et abandonne donc son ancienne condition de gens.
Les gens ne peuvent pas être intelligents, car
ils ne nous ressemblent pas, et, c'est connu, le modèle
type de l'intelligence et de la subtilité,
c'est bien sûr nous. Nous représentons
la manière d'être et de se conduire idéale,
nous incarnons tout ce vers quoi tout être sensé
devrait tendre. Le fait d'être dans notre entourage
ou de s'intéresser aux mêmes choses que
nous élève les personnes au rang d"
être supérieur approchant de la perfection
". Il n'y a vraiment que les gens qui sont assez
bêtes pour ne pas chercher à nous ressembler,
ou, tout du moins, à nous côtoyer.
Je me suis livré à
un petit calcul. Sur la totalité de la population
mondiale, il y a un peu plus de 99,99999% de gens.
C'est-à-dire autant d'incapables et d'abrutis.
Triste époque ! Il n'en a pas toujours été
ainsi. A l'époque de l'homme de Neandertal,
on n'en comptait que 99,995% et à celle d'Adam
et Eve, 50%. Avant la naissance de leurs enfants,
évidemment.
Ah,
les gens !
On ne le répétera
jamais assez. Les gens sont tous des idiots. Il comprennent
tout à l'envers. Il ne font jamais ce qu'il
aurait convenu de faire dans une situation donnée.
C'est pourquoi je lance haut et fort cette phrase
provocatrice, belliqueuse et polémique trois
en un : ah, les gens !
Vous me direz que je ne suis
pas le premier à faire cette judicieuse remarque.
Mais on ne peut pas considérer que tous ceux
qui ont un jour prononcé cette phrase méritent
qu'on leur ôte le titre de gens, car alors le
nombre de gens en rapport à la population planétaire
totale tomberait à 0,000574 %. Il ne faut pas
oublier que les non-gens forment une classe d'élite
en tous points supérieure à la majorité
des humains. Si tout le monde arrêtait d'être
gens, la vie serait impossible pour nous autres, les
non-gens, car alors plus rien ne nous distinguerait
de la masse populaire. Ce serait le cauchemar ! Où
serait notre légendaire suprématie,
d'où pourrions-nous tirer notre orgueil ? C'est
pourquoi, même s'ils sont souvent complètement
sots et stupides, il faut des gens. Leur présence
est nécessaire à la bonne marche de
l'organisme géant qu'est l'humanité,
car ils sont essentiels pour synthétiser le
sentiment de supériorité émanant
de la classe d'élite. Il est vital pour elle
d'avoir des gens à critiquer. Il en va de son
équilibre psychologique. Moralité :
remercions les gens d'être si bêtes, car
cela nous permet, à nous, surhommes de la plus
haute lignée, de les critiquer à notre
guise, de les considérer comme des débris
de l'humanité, de les comparer à de
petites vermines se traînant lamenta-
blement dans la boue nauséabonde de leur sottise,
de les identifier à de méprisables pourceaux
trempant leur ignoble groin dans les immondices et
de faire deux bien d'autres descriptions tout
aussi flatteuses.
N'oubliez jamais, cependant,
que ceux que vous critiquez se font exactement la
même idée de vous. Quelques fois, en
vous regardant, je me demande sils nauraient
pas raison
Maël Donoso