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Petite chronique des dangers de l'amour

 

Présentation de l'auteur
Petite chronique des dangers de l'amour (1)
Petite chronique des dangers de l'amour (2)
Petite chronique d'India Song (1)
Petite chronique d'India Song (2)
Petite chronique d'India Song (3)
Petite chronique d'India Song (4)

Petite chronique d' " India Song " (1)

" D’abord il y eut ce bal, ce bal de S. Thala… " Cette phrase vous obsède depuis tôt ce matin. Vous dites qu’elle est de Marguerite Duras, dans " India Song ", et vous songez au bal où pour la première fois vous croisiez celle qui ravirait votre cœur.

C’était il y a six ans, un lundi en avril, au bal de S. Thala… C’était à S. Thala, ce bal ? Vous pensez : vous ne connaissiez pas S. Thala, vous n’aviez pas encore lu " India Song ", ni vu le film, lors de votre première rencontre, elle et vous.

Elle était habillée en noir. C’est à elle que vous pensez, ce matin. Vous l’attendez. Vous vous dites : c’est pas possible tout cet amour, tout cet amour que vous avez pour elle, maintenant.

Ça dure depuis quand déjà ?

Un an. Deux ans.

Bientôt un an de cette folie, complète, totale, l’amour total, quoi…

Ça veut dire quoi l’amour total?

Penser qu’à elle. Chaque instant. Ne pas penser plus d’un instant à autre chose sans juste ensuite penser à elle.

Tout le temps.

Depuis un an.

Ça fait deux ans que vous avez commencé à l’entrevoir, cet amour. Bien plus encore : vous étiez amoureux depuis longtemps sans le savoir. Ça remonte à vraiment longtemps, cet amour. A cette première fois que vous lui avez parlé. Ou même à la première fois que vous l’avez croisée, sans lui parler. On ne sait pas quand vous vous êtes croisés pour la première fois. Vous avez dû vous croiser… personne ne sait combien de fois.

Mais ces deux phrases vous obsèdent : " D’abord il y eut ce bal. Ce bal de S. Thala… " Elles sont de Marguerite Duras. Mais ce ne sont pas les vraies phrases. Les vraies phrases sont celles-ci :

" Puis il y a eu ce bal.
Ce bal de S. Thala… "

Phrases qui se lisent dans ce livre-ci : India Song : texte, théâtre, film / Marguerite Duras. Adresse bibliographique : [Paris] : Gallimard, 1973. Collation : 148 p. ; 21 cm. Cote 840.7.4 DUR, voilà qui est très précis.

Ces phrases sont si belles.

Page 15. Voix I.

" Michael Richardson était fiancé à une jeune fille de S. Thala. Lola Valérie Stein.
Le mariage devait avoir lieu à l’automne.
Puis il y a eu ce bal.
Ce bal de S. Thala… "

Des phrases que vous aimez. Qu’elle aime aussi, vous pensez.

On peut s’imaginer ça, oui.

Vous dites :

— C’est si beau. J’ai lu le livre. J’aimerais voir le film. Une fois. Un soir avec toi peut-être.

Vous ne dites pas. Vous imaginez seulement que vous pourriez le dire. Vous imaginez qu’elle est là. Qu’il y a cette musique d’" India Song " que vous écoutez en boucle, toujours le même morceau que joue le piano, lentement, puis tout l’orchestre, plus vivement, puis le piano à nouveau, plus lentement encore, " India Song " tout l’après-midi, rien d’autre. Cette musique seulement. Elle doit l’aimer, vous pensez.

Vous danseriez. Ensemble. Vous seuls, elle et vous, elle serait avec vous pour vous seul. Vous seuls, elle et vous seulement, dans la salle immense, la salle du bal de S. Thala. Mais où?

Nulle part. Ailleurs. Près de T. Beach et d’U. Bridge. Dans des livres. A l’hôtel des Roches Noires. Dans les livres de Marguerite Duras. Dans un livre qui s’appelle " L’Amour ". Dans " India Song ". Dans " Le Ravissement de Lol V. Stein ". Partout.

Sauf toutefois que c’était au Casino de T. Beach, ce n’était pas à S. Thala, ce fameux bal où Lol V. Stein se vit ravir son fiancé par une femme en " robe noire à double fourreau de tulle également noir, très décolletée ". Lol venait de S. Tahla, elle était en vacances à T. Beach. S. Thala s’écrivait S. Tahla. Plus tard M.D. a inversé des lettres. Changé le lieu du bal.

Est-ce bien là que vous l’avez rencontrée, celle qui a ravi votre cœur ?

Car ce lundi d’avril, ce n’était pas un bal, c’était plutôt un cocktail dansant, et c’est bizarre qu’il ait eu lieu un lundi. La raison devait être très spéciale. A-t-on même dansé ? Même pas. Vous auriez pu l’inviter, vous n’auriez peut-être pas osé. Pire : vous n’auriez pas eu envie, l’inviter elle ; vous l’auriez sans fin regretté. Mais personne n’a dansé, ce regret-là est impossible.

Ce n’était pas un bal. C’était un cocktail mondain. On ne dansait même pas. Il y avait eu un concert. De la musique de chambre. Quelque chose de Haydn de très ennuyeux. Il y avait eu des discours. Et puis du vin. Des amuse-bouche, des amuse-gueule. Et plein de gens qui ne vous adressaient pas la parole. Sauf elle, finalement.

Quelqu’un vous avait présentés l’un à l’autre. Puis vous avait laissés seuls ensemble. Vous vous parliez pour la première fois. Vous n’auriez jamais osé l’aborder, vous n’osiez aborder personne. Vous n’aviez pas grand chose à lui dire, malheureusement, vous êtes si timide. Plus tard, vous aurez beaucoup de choses à lui dire et à lui raconter, vous pourriez aujourd’hui lui parler pendant des heures. Ce n’était pas le cas ce soir-là. Vous êtes restés encore un moment ensemble. Puis quelqu’un qu’elle connaissait la croisait. Qui ? Personne ne s’en souvient. Vous êtes rentré dans votre coquille, vous vous êtes fait oublier.

Vous l’aviez trouvée jolie. Vous vous l’étiez même dit. Vous l’aviez trouvée séduisante et belle. Aussi peut-être inaccessible, trop belle pour vous.

Ce fut une occasion manquée. Vous ne le saviez pas : vous alliez tomber amoureux ; pas tout de suite, mais des années plus tard. Trop tard ? On ne sait pas. Vous l’aviez imaginé peut-être un tout petit peu, vous vous étiez dit : " C’est une rencontre que je fais là… " Mais l’instant était bien trop court, votre cœur ne s’accrocha pas. Il n’y a pas eu de coup de foudre. Même si plus tard ce sera l’amour fou.

Il y eut peut-être une étincelle.

Sûrement.

D’ailleurs, de tout ce soir, vous gardez le souvenir d’elle seulement. Le reste est à jamais flou. Sauf elle dans sa robe noire. Car elle portait une robe noire, ce ne peut être autrement. Comme Anne-Marie Stretter au bal du Casino de T. Beach.

Ça n’est donc pas arrivé ce soir-là, cet amour. C’est arrivé plus tard lorsque des circonstances vous ont conduits l’un vers l’autre et vous ont fait vous rencontrer souvent.

Et puis, dans vos rêves la nuit, de plus en plus fréquemment, elle était là. Une nuit, vous avez rêvé qu’elle vous embrassait, c’est elle qui dérapait sur vos lèvres, trouvait vos lèvres, vous embrassait à pleine bouche. Vous-même n’aviez rien demandé, rien cherché. Alors, petit à petit, vous avez pris conscience de cet amour. Il était en vous, latent. Ce rêve l’a révélé, fait surgir. ça a duré un an. Vous vous êtes rapproché d’elle, vous avez parlé avec elle de plus en plus longuement, vous avez eu des instants complices. ça a duré un an encore. Vous l’aimez. Follement. Mais avec quel espoir…

Vous pensez : vous l’aimez ; peut-elle être amoureuse de vous?

Vous pensez : c’est impossible.

Si vous voulez. C’est impossible. On sait.

Et l’on ne sait pas.

Vous demandez : quel espoir ?

Ceci, tout au moins un tout petit peu, ces mots de Marguerite Duras : " Je crois que l’amour va toujours de pair avec l’amour, on ne peut pas aimer tout seul de son côté, je n’y crois pas à ça, je ne crois pas aux amours désespérées qu’on vit solitairement. […] Ce n’est pas possible d’aimer quelqu’un à qui vous ne plaisez pas du tout, que vous ennuyez, totalement, je ne crois pas à ça. " C’est dans " La Vie matérielle ", à la page 159 de l’édition de poche (Folio ; 2623). Ces mots autorisent l’espoir.

Comme vous pensez. Si vous voulez : vous pouvez le croire.

Comme vous pouvez croire qu’elle va venir, qu’elle va arriver ce matin, ou dans l’après-midi, comme vous pouvez l’attendre, l’espérer tout le jour jusqu’au soir. Mais c’est un jour encore où elle ne viendra pas.

Vous regardez par la fenêtre si elle vient. Mais elle n’arrive pas. Et vous regardez au loin vers le lac, le lac comme une mer. Et puis vers les montagnes, derrière le lac, encore plus loin.

Elle est partie là-bas peut-être, au lieu de venir ici.

Vous ne le saurez pas.

© jean-pierre.cousin@bluewin.ch
septembre 2000

 

Page créée le 01.08.01
Dernière mise à jour le 01.08.01

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