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Petite chronique des dangers de l'amour

 

Présentation de l'auteur
Petite chronique des dangers de l'amour (1)
Petite chronique des dangers de l'amour (2)
Petite chronique d'India Song (1)
Petite chronique d'India Song (2)
Petite chronique d'India Song (3)
Petite chronique d'India Song (4)

Petite chronique d' " India Song " (3)

Comme elle est belle la voix de Marguerite Duras ; précise mais douce, nette extraordinairement, d’une extrême fermeté, mais d’une extrême douceur dans l’extrême fermeté, sait-on si l’on peut dire cela ?

On ne connaissait pas cette voix, on l’entendit certainement il y a longtemps, on ne s’en souvient pas, on l’entend maintenant comme pour la première fois, c’est dans une vieille émission sur une cassette retrouvée. Elle est aussi dans " India Song ". On l’entend telle qu’imaginée, plus belle encore, on ne l’oubliera plus jamais, on se dit : comment a-t-on pu vivre sans la connaître ? pourquoi a-t-il fallu attendre si longtemps avant de l’entendre vraiment ? voix si belle comme ses mots, ça va ensemble, les mots, la voix, écrire c’est dire, dire c’est écrire, peut-être, on ne sait pas ce qu’est écrire, ou dire, on ne sait pas comment il faut faire pour écrire, ou pour parler, on parle, c’est tout, et la voix et les mots sont là, et les doigts vont sur les touches où il faut, la voix s’écrit, ainsi, peut-être, comment savoir… comment dire ça…

Il est minuit. Encore une fois. Un vendredi a passé, qu’on n’aima pas, une espèce de long ennui gris d’automne en dépit d’un ciel bleu vers midi suivi d’un long après-midi où le gris a dominé le bleu, puis où le gris s’est fondu dans la nuit ; c’est maintenant : la nuit.

On boit du thé. C’est une habitude. On ne dormira pas avant au moins deux heures. On écrira. C’est tout ce que l’on aime : écrire. On n’aura pas le temps de lire, ou seulement quelques lignes de quelques livres auxquels on revient sans cesse : " La vie matérielle " ; " Écrire " ; " L’été 80 " ; " India Song " ; " L’amour " ; M.D., toujours M.D. En la lisant, on entend sa voix. C’est consolant. ça console. ça fait pleurer. On ne sait pas pourquoi l’on pleure. On ne sait pas pourquoi l’on est consolé.

Et l’on entend cette autre voix, la voix de celle que l’on aime et que l’on espérait tout cet après-midi d’un long vendredi gris, on imagine sa voix douce, nette, précise, on imagine qu’elle serait celle de M.D., un peu, parfois, beaucoup, à la folie, on ne sait pas pourquoi l’on imagine cela, peut-être que l’on ne devrait pas, peut-être que c’est déraisonnable.

Comme il est déraisonnable d’aimer lorsqu’on ne devrait pas. Pourquoi l’on ne devrait pas, au juste ?

Dans " India Song ", on aime beaucoup quand il ne faudrait pas. On pourrait dire : l’amour y est déraison. On pourrait dire peut-être cela.

Delphine Seyrig y est si belle, sa voix aussi, une voix dont Marguerite Duras parle admirablement dans un article paru dans " Vogue " en 1969 et repris en 1984 dans " Outside ". Elle y dit : " On dirait qu’elle vient de finir de manger un fruit, que sa bouche en est encore tout humectée et que c’est dans cette fraîcheur, douce, aigre, verte, estivale que les mots se forment […] " ; puis elle y dit aussi : " Cette voix irréaliste, cette ponctuation absolument imprévisible et qui va à l’encontre de toute règle […] ". On rêvera cette voix longtemps.

Jusqu’au film " India Song " dans lequel on s’enfonce toujours plus, dans ces moiteurs que n’apaise en rien le grand ventilateur de plafond qui tourne " à une lenteur de cauchemar ". On le regarde tourner. On entend le piano jouer, en arrière-plan lointain, la XIVe variation de Beethoven sur une valse de Diabelli. Tout se mélange : et la voix de M.D. et celle de Delphine Seyrig, et celle de celle qu’on espère tant, et d’autres musiques, d’autres mots, d’autres livres, " Le ravissement de Lol V. Stein ", " Le Vice-Consul ", " L’amour "… M.D. avait dit quelque part sur cette cassette retrouvée que l’on évoquait : " Un livre déborde toujours sur l’autre. " Et puis plus loin : " Dans les peines d’amour, il y a beaucoup le souvenir qui joue. " Quelque chose ainsi qu’elle avait dit une fois à la télévision. On pense : plus ils sont doux, les souvenirs, plus ils peuvent devenir cruels. On va pleurer comme Anne-Marie Stretter, devenir fou comme Lol V. Stein. On va crier, hurler qu’on aime. Jusqu’à la fin du monde.

En effet ; c’est cela qu’elle a dit, M.D., dans " Les lieux de Marguerite Duras " (Éditions de Minuit, 1977, p. 77) : " Je pense que c’est la fin du monde, oui, je pense qu’" India-Song " est aussi un film sur la fin du monde. "

© jean-pierre.cousin@bluewin.ch
ve 20/10/2000

 

Page créée le 01.08.01
Dernière mise à jour le 01.08.01

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