Petite chronique d' "
India Song " (3)
Comme elle est belle la voix
de Marguerite Duras ; précise mais douce, nette
extraordinairement, dune extrême fermeté,
mais dune extrême douceur dans lextrême
fermeté, sait-on si lon peut dire cela
?
On ne connaissait pas cette
voix, on lentendit certainement il y a longtemps,
on ne sen souvient pas, on lentend maintenant
comme pour la première fois, cest dans
une vieille émission sur une cassette retrouvée.
Elle est aussi dans " India Song ". On lentend
telle quimaginée, plus belle encore,
on ne loubliera plus jamais, on se dit : comment
a-t-on pu vivre sans la connaître ? pourquoi
a-t-il fallu attendre si longtemps avant de lentendre
vraiment ? voix si belle comme ses mots, ça
va ensemble, les mots, la voix, écrire cest
dire, dire cest écrire, peut-être,
on ne sait pas ce quest écrire, ou dire,
on ne sait pas comment il faut faire pour écrire,
ou pour parler, on parle, cest tout, et la voix
et les mots sont là, et les doigts vont sur
les touches où il faut, la voix sécrit,
ainsi, peut-être, comment savoir
comment
dire ça
Il est minuit. Encore une fois.
Un vendredi a passé, quon naima
pas, une espèce de long ennui gris dautomne
en dépit dun ciel bleu vers midi suivi
dun long après-midi où le gris
a dominé le bleu, puis où le gris sest
fondu dans la nuit ; cest maintenant : la nuit.
On boit du thé. Cest
une habitude. On ne dormira pas avant au moins deux
heures. On écrira. Cest tout ce que lon
aime : écrire. On naura pas le temps
de lire, ou seulement quelques lignes de quelques
livres auxquels on revient sans cesse : " La
vie matérielle " ; " Écrire
" ; " Lété 80 "
; " India Song " ; " Lamour "
; M.D., toujours M.D. En la lisant, on entend sa voix.
Cest consolant. ça console. ça
fait pleurer. On ne sait pas pourquoi lon pleure.
On ne sait pas pourquoi lon est consolé.
Et lon entend cette autre
voix, la voix de celle que lon aime et que lon
espérait tout cet après-midi dun
long vendredi gris, on imagine sa voix douce, nette,
précise, on imagine quelle serait celle
de M.D., un peu, parfois, beaucoup, à la folie,
on ne sait pas pourquoi lon imagine cela, peut-être
que lon ne devrait pas, peut-être que
cest déraisonnable.
Comme il est déraisonnable
daimer lorsquon ne devrait pas. Pourquoi
lon ne devrait pas, au juste ?
Dans " India Song ",
on aime beaucoup quand il ne faudrait pas. On pourrait
dire : lamour y est déraison. On pourrait
dire peut-être cela.
Delphine Seyrig y est si belle,
sa voix aussi, une voix dont Marguerite Duras parle
admirablement dans un article paru dans " Vogue
" en 1969 et repris en 1984 dans " Outside
". Elle y dit : " On dirait quelle
vient de finir de manger un fruit, que sa bouche en
est encore tout humectée et que cest
dans cette fraîcheur, douce, aigre, verte, estivale
que les mots se forment [
] " ; puis elle
y dit aussi : " Cette voix irréaliste,
cette ponctuation absolument imprévisible et
qui va à lencontre de toute règle
[
] ". On rêvera cette voix longtemps.
Jusquau film " India
Song " dans lequel on senfonce toujours
plus, dans ces moiteurs que napaise en rien
le grand ventilateur de plafond qui tourne "
à une lenteur de cauchemar ". On le regarde
tourner. On entend le piano jouer, en arrière-plan
lointain, la XIVe variation de Beethoven sur une valse
de Diabelli. Tout se mélange : et la voix de
M.D. et celle de Delphine Seyrig, et celle de celle
quon espère tant, et dautres musiques,
dautres mots, dautres livres, " Le
ravissement de Lol V. Stein ", " Le Vice-Consul
", " Lamour "
M.D. avait
dit quelque part sur cette cassette retrouvée
que lon évoquait : " Un livre déborde
toujours sur lautre. " Et puis plus loin
: " Dans les peines damour, il y a beaucoup
le souvenir qui joue. " Quelque chose ainsi quelle
avait dit une fois à la télévision.
On pense : plus ils sont doux, les souvenirs, plus
ils peuvent devenir cruels. On va pleurer comme Anne-Marie
Stretter, devenir fou comme Lol V. Stein. On va crier,
hurler quon aime. Jusquà la fin
du monde.
En effet ; cest cela
quelle a dit, M.D., dans " Les lieux de
Marguerite Duras " (Éditions de Minuit,
1977, p. 77) : " Je pense que cest la fin
du monde, oui, je pense qu" India-Song
" est aussi un film sur la fin du monde. "
© jean-pierre.cousin@bluewin.ch
ve 20/10/2000