Petite chronique d' "
India Song " (4)
Il
se souvient que cet amour a commencé il y a
longtemps, sans quil le sache.
Puis quil y a eu ce bal
ce bal de décembre. Quelle est venue
vers lui. Quelle a dit :
Tu ne danses pas ?
Il ny a pas de
tango, pas de slow
Pas de slow ? Tu veux
danser avec moi ?
Oui
Ce fut le bel instant de toute
la soirée. Cette danse. Cet instant où
il tint sa main. Instant si court. Trois minutes.
Quatre peut-être. Il na pas compté.
Il pensait quil tenait sa main dans la sienne.
Il pensait : " Cest un roman qui commence,
une romance, mon roman ; je lécrirai
avec elle, ce soir déjà
"
Et la musique a cessé.
Elle est partie ?
Oui.
Ils nont pas continué
de danser ?
Elle a dansé
avec quelquun dautre.
Et lui ?
Il est retourné
sasseoir, près du bar, derrière
les plantes vertes. Il a recommandé un whisky.
De leau gazeuse avec le whisky. Il les a regardés
danser. Il savait quelle nétait
pas pour lui. Trop belle pour lui.
Il a pleuré ?
Non. Pas là,
il na pas pleuré. Sil a pleuré,
cest beaucoup plus tard, loin des regards. Peut-être
que là, loin des regards, peut-être
Cest une honte
de pleurer.
Oui. Ce ne devrait pas.
Être une honte, ce ne devrait pas.
Il a écrit ?
Oui. Il est resté
seul au bar, seul à lécart des
autres. Rien dautre à faire, à
espérer, quécrire. ça lui
a fait du bien, ça lui a permis doublier
en figeant sa mémoire.
Et cest ça quil
écrit, ces voix, ce dialogue des voix qui racontent,
qui commentent. Ce sont des voix de femmes. Il se
dit :
" Dans " India Song
", il y des voix ainsi qui commentent, racontent,
des voix infiniment égales, infiniment douces,
infiniment de désir, comme la voix de celle
quil aime, illimitée de douceur aussi.
Comme elle était douce sa voix quand elle lui
a demandé :
Tu veux danser avec
moi ?
Il a fallu quelle laime
au moins un tout petit peu pour lui parler ainsi ;
tant de douceur, de tendresse
"
De tendresse. Oui.
Mais elle est repartie.
Oui.
Il la laissée
aller.
Il na rien fait
? Pour la retenir
il na rien fait ? Linviter,
encore une fois, linviter à danser
Il na pas osé.
Il a eu peur ?
Peur delle
Peut-être. Peur quelle le rabroue.
Il la laissée
aller vers lautre. Il na rien pu faire.
Rien osé. Il la laissée à
lautre. Donnée ?
Non. Laissée.
Elle est venue vers
lui pourtant.
Et repartie. Elle reviendra
?
On ne sait pas. Peut-être
?
On filmerait tout ça,
on aurait un film.
Le début dun
film, oui.
Qui raconterait la folie
daimer. La folie d " India Song "
?
Peut-être un peu
de cette folie.
Il crierait ?
Quil laime,
oui. Mais personne nentendrait. Ce serait un
cri de silence. Écrit.
Il lécrirait
?
Il lécrit.
Derrière les plantes
vertes. Comme Lol V. Stein derrière les plantes
vertes entrant dans sa folie. Là, il boit du
whisky, il écrit. Cest un texte, du théâtre,
un film. Il a lu " India Song ". Il a lu
" Lol V. Stein ". Il a vu le film "
India Song ". Il a aimé les mots, les
images, il a aimé passionnément, comme
il laime, elle, et ces mots le pénètrent,
il les fait siens.
Il écrit pour
quelle sache quil laime ?
Non. Elle sait déjà.
ça mènerait
à quoi ? écrire ça
Il ne sait pas.
Il donnerait un titre : "
Petite chronique d" India Song ".
ça parlerait d" India Song ",
un peu, et puis ensuite de tout autre chose, et puis
surtout dautre chose. Ce serait lhiver.
Plus lété. " India Song ",
cétait lété et la
chaleur des Indes. Ici, ce serait lhiver. Le
froid dici. Le soir. La nuit. Elle serait là.
Il serait là. Ils danseraient. Comme ce soir.
Sur un tango de Carlos dAlessio. Sur des airs
sud-américains. Sur " Mañana Goodbye
". Sur " India Song ". Elle aimerait.
Elle aimerait vraiment
?
Oui. Elle le dirait
peut-être. Ou pas. Mais elle le penserait. On
ne vérifierait pas.
On ne vérifie
pas quand on aime.
On ne vérifie
pas, cest sûr. Lessentiel, cest
cette pression de la main quand on danse. Elle veut
dire tout.
Elle veut dire quoi
?
Quon aime. Et
les regards se perdent. Cest fini, cest
perdu.
Cest gagné.
Gagné bien sûr.
© jean-pierre.cousin@bluewin.ch
janvier 2001