Chronique de novembre
Cest
novembre, il na pas encore fait vraiment froid,
ça commence seulement, cest encore loin
dêtre lhiver. Arrivent pourtant
quelques déprimes de jours gris et des heures
sans inspirations, des jours moins intéressants
que lété et moins encore que le
printemps quand les premières fleurs, ou même
les premiers orages, surgissent, éclatent.
Des choses que vous peinez à faire ne se font
dabord quà moitié. Puis
traînent. Cest novembre ; vous ny
pouvez rien.
Vous vous dites : lune
de celles à qui vous pensez parfois se fait
rare et peut-être distante. Un peu plus, vous
en pleureriez. Mais pour pleurer, il y a plus efficace
: " Dancer in the Dark " de Lars von Trier,
Palme dOr au Festival de Cannes.
Dès le début,
ce nest pas un film ordinaire. Vous retrouvez
une Amérique des années cinquante que
vous aviez connue, enfant, par les illustrations du
" Saturday Evening Post " et les bandes
dessinées, les histoires de Donald, Daisy,
Jonathan le Veinard, loncle Jérémie
Mac Duck, lAmérique de " Mickey
Magazine ". Björk est sublime, forcément.
Comme sa musique, sa voix. Et puis après, comme
ça tourne
Les genres semmêlent,
comédie musicale, tragédie, mélo,
forment autre chose de peut-être très
grand. Vous nimaginiez pas que tout bascule
ainsi.
Cest à lentracte
que tout a basculé. Un temps, vous espérez
ne pas croire à lhorreur. La fin est
insoutenable. Pourquoi, Selma, pourquoi
On voit,
mais on nentend plus rien. Dans la salle : des
larmes. Puis on tire le rideau, comme au théâtre.
Cest un théâtre
quon vous a montré : il y a une salle,
des spectateurs, une scène, des acteurs, un
rideau. Cest un théâtre privé.
Autrefois, cétait public, sur une grande
place avec un échafaud, aujourdhui, cest
privé, ce nest pas moins épouvantable.
Les acteurs jouent leur propre rôle. Cest
la première fois quils jouent cette scène-là.
Ce ne sont pas les " acteurs du film ",
ce sont les " acteurs du théâtre
de lexécution ". Les spectateurs
de ce théâtre jouent également
leur propre rôle, leur rôle de spectateur.
Pourquoi, Selma, pourquoi
Et vous songez que,
dici peu, lAmérique aura élu
un président partisan de la peine de mort.
Vous sortez. Il a neigé
sur les montagnes en face, presque tout en bas. Pas
jusquau lac, à mi-hauteur seulement.
Cest blanc dans du gris, du bleu. Cest
une drôle de couleur triste. Cest un jour
gris avec le lac brillant. Le lac vous éblouit.
Vous fermez les yeux.
Avec vos affaires de cur,
vous pourriez composer un roman. Vous écririez
une petite chronique de lautomne amoureux, des
amours tristes et des feuilles mortes, ce serait déjà
bien. Vous écririez un poème de lautomne
joyeux et dun nouvel amour qui séveille,
ce serait encore mieux. Vous vous dites : lune
de celles à qui vous pensez parfois, ces derniers
temps, se rapproche de vous. Pourquoi penser toujours
à dautres ? Vous oubliez celles qui se
font lointaines, songez à celle qui se fait
proche de vous. Vous pensez : " Nous devrons
nous serrer très fort pour avoir chaud les
deux quand se lèvera le vent froid. Et croire
aux anges pour quils nous protègent.
"
Il se met à pleuvoir.
Vous lui envoyez un message : " Hello :-) Cest
bientôt lheure du thé :-) Après-midi
désert. Tout est gris dans lennui gris
dune mélancolie dautomne. Tout
bon week-end sous douce pluie :-) " Elle sourira,
vous espérez. Elle ne vous rejoindra pas pour
le thé ; demain, peut-être ?
Et novembre passe.
Fin novembre, le lac est tranquille
et calme. Le soleil se couche, il est quatre heures
et demie. Il a fait beau. Au loin sont les montagnes
blanches. Le ciel est rayé de blanc, dorange,
de bleu, un peu comme une piste de ski. Tandis que
sur la rive ici savance la pénombre,
de bleu le plus profond le plus froid, le plus splendide.
Cest la description dun instant carte
postale à envoyer à celle désormais
en pensées avec vous.
Et vient un rêve dans
un matin de fièvre : vous suivez avec elle
une très longue rue bordée de maisons
anciennes. Vous vous donnez la main. Cest dans
la ville que vous habitez mais cette rue vous est
inconnue. Vous traversez un pont. Un escalier monumental
magnifique descend vers la rivière qui coule
tout en bas. A mi-hauteur, vous vous arrêtez
sur une terrasse qui surplombe une ville qui normalement
nexiste pas. Cest lAmérique
de vos bandes dessinées, Duckburg et ses palais
princiers, un peu avant Noël. Vertige.
Là, vous vous embrassez.
Et vous dormez tout le matin.
Vous dormez à nen plus finir. Rien de
plus moelleux, de plus doux. Vous rêvez delle
; bien sûr.
© jean-pierre.cousin@bluewin.ch
novembre 2000