"Pour moi, une traduction
n'est jamais finie"
Entretien avec Marion Graf
Une grande pièce lumineuse et
dépouillée à l'étage de la maison
familiale, ancienne dépendance d'une propriété
aujourd'hui morcelée, sur les hauteurs de Schaffhouse
: c'est là que Marion Graf passe de longues heures
à son bureau de traductrice, juste à côté
de la vaste bibliothèque où Duden, Robert et
Littré voisinent avec les auteurs qu'elle a traduits
et ceux dont elle a rendu compte comme critique littéraire.
Deux activités qu'elle juge tout à fait complémentaires
et qui supposent des qualités d'ouverture, de perspicacité
et d'abnégation, un mélange d'audace et de scrupule
dont la présidente de la commission de publication
de la Collection ch fait preuve avec constance et humour.
Réalisé en novembre 2000, l'entretien qui suit
en témoigne.
- D'où vous vient ce goût
des langues, est-ce un héritage familial ?
- Non, pas du tout. Mais quand j'étais
enfant, nous passions toutes les vacances en France dans le
même village de l'Aude, près de Carcassonne,
où mes grands-parents maternels avaient une propriété,
et j'ai très tôt été sensible au
besoin d'adapter sa langue, de parler comme les gens de Paris
ou comme les habitants du village. J'ai toujours aimé
les mots et toujours aussi désiré sortir de
l'enfermement d'une langue. Franz Rosenzweig, je crois, dit
qu'on est autant de fois un être humain qu'on connaît
de langues.
A la Chaux-de-Fonds, où j'ai
vécu de 11 à 18 ans, le ciné-club donnait
à entendre des langues du monde entier. J'avais suivi
au Gymnase des cours de grec et de latin, d'anglais, d'italien
et même d'espéranto, mais c'est le russe et l'espagnol
que je suis allée étudier à Bâle
par goût de découvrir du nouveau et par passion
pour les littératures étrangères. L'allemand
n'était alors pour moi qu'une langue scolaire et j'ai
heureusement pu passer en français mon mémoire
de licence sur Dostoïevski; quant au suisse allemand,
que je parle volontiers, je l'ai appris en travaillant au
Kinderspital pendant mes études : pas de meilleure
école, je vous l'assure !
- Pourquoi avez-vous choisi de passer
une deuxième licence, et comment en êtes-vous
venue à la traduction, à côté de
l'enseignement puis de la critique ?
- J'ai enseigné le russe et
l'espagnol au Gymnase de Neuchâtel, tout en préparant
une licence en littérature française (avec un
mémoire sur Philippe Jaccottet) à l'Université
de Lausanne, cela pour disposer d'une autre branche : j'ai
la chance de pouvoir enseigner occasionnellement la littérature
française au Gymnase de Schaffhouse, c'est une activité
annexe qui me plaît à cause du contact avec les
élèves.
Traduire fait partie de la lecture
du texte, comme une démarche critique plus intuitive
et interprétative. Ce qui relie la critique et la traduction
? C'est toujours la transmission de quelque chose, une activité
de médiation qui consiste à comprendre pourquoi
un texte nous parle ou reste fermé. Le temps qu'il
faut pour comprendre me paraît important: mon plaisir,
c'est de parcourir les livres ans tous leurs sens. Démarche
essentielle pour la poésie, où l'on se heurte
aux mots et à la langue de manière différente.
Quant à mes débuts dans la traduction, je suis
allée très naïvement me présenter
aux Editions L'Age d'Homme en disant : "Je suis une jeune
traductrice, avez-vous du travail pour moi ?" On m'a
donné vingt pages à titre d'essai, et c'est
ainsi que tout a commencé : avec Alexandre Grine et
son Ecuyère des vagues. D'emblée, j'ai
aimé cet auteur, que l'on classe parfois parmi les
écrivains pour la jeunesse mais qui en fait a plusieurs
publics, comme Stevenson.
- Si je comprends bien, le métier
ne s'apprend pas, on s'improvise traducteur ?
- Totalement ! C'est pourquoi il arrive
souvent qu'on traduise un ou deux livres puis qu'on s'arrête,
faute d'échanges et de stimulation. L'expérience
de responsabilité partagée que j'ai faite de
traduire, pour la Revue de Belles-Lettres, soixante-dix
poèmes d'Anna Akhmatova en collaboration avec José-Flore
Tappy m'a beaucoup appris sur le délicat équilibre
entre scrupules et audaces.
- Travaillez-vous sur commande ou
choisissez-vous les livres ou les auteurs que vous traduisez
? Il me semble déceler entre certains d'entre eux quelque
parenté...
- C'est en général une
commande, oui, qu'on est évidemment libre de refuser
si l'on ne se sent aucune affinité avec l'auteur en
question. Quant au choix, j'ai beaucoup poussé à
la traduction de Klaus Merz, que je trouve très intéressant.
Zoé est l'éditeur pour qui je travaille le plus
actuellement, mais j'ai aussi traduit C.F. Meyer pour L'Aire
et il n'est pas exclu que j'accepte d'autres propositions.
Par exemple, je trouve très agréable de travailler
sur des textes plus courts pour une revue quand un livre m'accapare
longtemps : l'amour d'un auteur ne doit pas conduire à
un investissement corps et âme ! Et je n'aurais pas
souhaité être la traductrice attitrée
d'un seul écrivain, même de Walser, parce que
j'aime trop passer d'une voix à l'autre. Cela dit,
c'est une chance de traduire une deuxième livre du
même auteur, parce qu'on retrouve un style qu'on a déjà
épluché et qu'on ne peut donc que s'améliorer.
Pour ce qui est de la parenté
reliant "mes" auteurs, je dirais que Markus Werner,
Robert Walser et Klaus Merz font partie de la même caisse
de résonance : ce sont des stylistes, très sensibles
à chaque mot de leurs phrases. Erica Pedretti, elle,
a quelque chose de plus abondant dans son style parce qu'elle
cherche justement à recréer une sorte de polyphonie
romanesque.
- Dans l'ouvrage collectif que vous
avez dirigé, L'Ecrivain et son traducteur en Suisse
et en Europe, vous avez été amenée
à donner mille et une définitions de ce métier
qui n'en est pas un. Et si je vous demandais la vôtre
?
- Difficile de répondre en une
phrase... Comme je vous l'ai dit, je ne sépare pas
lecture, critique et traduction : ce sont trois façons
de s'exposer à un texte, de se laisser (plus ou moins)
envahir par lui, et d'y apporter une réponse. Le texte
me transforme, et je le transforme. Dans le cas de la traduction,
la rencontre est vraiment une double métamorphose,
avec toute la fragilité un peu vertigineuse que peut
donner cette prise de conscience : on croit avoir devant soi
un texte clair, arrêté, et l'on est confronté
soudain à toutes les variations qu'il peut inspirer.
- Pratiquement, comment procédez-vous
dans votre travail ? Et qu'est-ce qui vous importe d'abord
?
- L'essentiel selon moi, c'est d'attraper
un rythme : la musique de la langue, c'est important. Je commence
d'abord par lire le livre de A à Z normalement, pour
le plaisir, et aussi pour saisir à quel type de communication
il répond, quel(s) pacte(s) avec le lecteur le sous-tend.
J'établis d'abord une première version d'un
assez long passage du texte, vingt à trente pages environ,
sans trop réfléchir, en donnant souvent des
variantes; puis je reviens sur mes pas avec un tirage papier
pour examiner ce que j'ai fait, prendre conscience des difficultés
à résoudre et me donner des outils pour continuer.
Je travaille ainsi par séquences, toujours à
ces deux vitesses, entre cinq et six heures par jour au maximum.
Ensuite, je laisse reposer, avant de reprendre le tout deux
à trois fois ; mais ces relectures n'ont pas toutes
la même intensité et sont de différents
types : tantôt je me réfère à l'original,
tantôt je relis mon texte comme s'il s'agissait d'un
livre français. Vous le voyez, ma méthode est
tout à fait empirique !
Le cas de Walser est particulier puisqu'il
s'agit de proses brèves, donc à chaque fois
d'un nouveau départ : j'ai procédé en
alternant textes à traduire et textes à relire.
L'auteur qu'on traduit vous habite mais Walser, lui, vous
vampirise ! C'est pourquoi il me semble vital de combiner
la traduction avec une écriture autre, comme la critique.
- Les meilleurs auteurs ont leurs
faiblesses : que fait-on dans ce cas ?
- S'il s'agit d'une erreur de fait,
on essaie de l'arranger, voire de la corriger. On connaît
les chaussettes sales de l'écrivain, c'est vrai, mais
on est là pour le seconder et l'on met son orgueil
à le valoriser, parce qu'on brille à travers
lui. Cette complicité faite de subordination, de mimétisme
et d'un certain aplomb tout de même, c'est peut-être
le personnage du Commis de Walser qui l'incarne le mieux.
- Entrez-vous en relation avec l'auteur
lorsque celui-ci est vivant ? Et si vous aviez pu rencontrer
Walser, justement, quelles questions lui auriez-vous posées
?
- J'ai d'excellents contacts avec les
auteurs, sans nécessairement rechercher un dialogue
avec eux au sujet de mon travail, sauf si je bute sur un point
qu'ils peuvent m'aider à éclaircir. Chez Erica
Pedretti, je me souviens ainsi d'une ambiguïté
touchant les pronoms Ils/elles. Ce genre d'ambiguïté
peut être tout à fait voulue chez Walser, et
il convient donc de la maintenir. Je ne crois pas qu'il devait
être facile à fréquenter et je pense que
j'aurais respecté sa solitude de créateur. Il
en va de même pour Markus Werner, avec qui j'ai des
relations amicales, mais qui a établi autour de son
oeuvre et de son travail une zone de sécurité
que je me garderais bien de franchir. J'espère donc
ne pas rencontrer de problème insurmontable dans ma
traduction en cours de son roman Henri l'Egyptien -
un titre qui fait référence au roman de Gottried
Keller, Henri le vert.
- Dans cette activité de
traductrice, qu'est-ce que vous aimez le plus et qu'est-ce
qui, en revanche, vous déplaît ?
- Ce que j'aime,
c'est cette approche lente des textes, la possibilité
de prendre le temps nécessaire pour tenter d'en comprendre
toutes les subtilités (on doit aimer un auteur pour
le traduire, si on traduit comme je le fais). Me plaît
aussi cette perpétuelle confrontation avec sa propre
langue, qu'on réapprend constamment, et les possibilités
nouvelles que cela donne ne permanence d'élargir son
vocabulaire et d'assouplir sa syntaxe. C'est pourquoi je n'aime
pas me relire quand le livre sort, parce que toutes ces possibilités
nouvelles se retrouvent figées alors que le texte continue
à travailler en moi. Si bien que dès que je
reçois le livre, je commence à le corriger :
pour moi, une traduction n'est jamais finie.
- De quoi le traducteur a-t-il besoin,
de quoi doit-il se méfier et que lui apprend l'expérience
?
- Ses besoins ? Un ordinateur, beaucoup
de dictionnaires et le sens de l'autocritique ! Il doit se
méfier des tics, ne pas traduire toujours de la même
manière certains mots ou certaines formules syntaxiques.
Il faut qu'à chaque fois il reparte à zéro,
qu'il se refasse une identité et trouve le lexique
qui convient à l'oeuvre nouvelle qu'il traduit. Quant
à l'expérience, elle lui enseigne la prudence
mais lui permet heureusement de travailler un peu plus vite
qu'à ses débuts !
- Quels sont les critères
de qualité d'une bonne traduction, et comment en juger
?
- Question difficile. L'exactitude
sémantique est bien sûr un critère essentiel,
mais aussi le fait de tenir comptes du ton établi par
l'auteur, et de le restituer dans sa cohérence. Il
n'est pas toujours aisé de transposer en français,
langue très normée, les tournures locales auxquelles
on recourt beaucoup plus librement que nous un auteur alémanique.
Ou bien l'on admet que certains textes sont intraduisibles,
comme le Wettermacher de Peter Weber, ou bien on tente
l'expérience qu'a faite Colette Kowalski de transformer
les paysans-ouvriers du textile dans le Toggenbourg en canuts
lyonnais : un pari réussi, même s'il suscite
quelque réserve. Autre réussite du même
genre, le baroque viscéral de Maurice Chappaz traduit
par Pierre Imhasly. Mais le plus grand de tous reste - je
ne vais pas vous étonner - Philippe Jaccottet, qui
a toutes les qualités de précision et de maîtrise
de la langue. Son ingéniosité est incroyable,
il faut du français ce qu'il veut pour donner à
chaque oeuvre sa richesse.
La Collection ch a institué
un système de contrôle des traductions qui sont
publiées avec son soutien. Soumettre son travail au
jugement d'autrui est une chose très utile, comme le
montre l'expérience que j'ai faite des ateliers de
Straelen, dans le Nord de l'Allemagne. Il s'agit d'un collège
de traducteurs fondé par Elmar Tophoven. Chaque année,
une douzaine de traducteurs franco-allemands sont invités
pendant une semaine, tous frais payés. Chacun vient
avec l'extrait d'une oeuvre en travail et tout le monde en
discute. On est amené à l'expliquer et à
défendre ce qu'on a voulu faire, et la diversité
des pratiques de chacun fait qu'on apprend beaucoup sur la
manière d'aborder un texte et d'oser certaines audaces.
Ce jugement des autres me paraît très important
pour le travail de traducteur.
- Vous êtes mêlée
à la plupart des institutions qui défendent
en Suisse les échanges littéraires, les Journées
de Soleure, la revue Feuxcroisés et surtout
la commission de publication de la Collection ch :
parlez-nous de cette dernière.
- Ma participation à ces institutions
découle peut-être de ma situation biographique
et géographique : les Neuchâtelois ne se sentent
pas au centre du monde ! Et ce qui me fascine, dans les divers
engagements que vous mentionnez, c'est de faire l'expérience,
à l'échelle de la Suisse, de processus qui,
aujourd'hui, avec une complexité autrement plus grande,
sont décisifs dans la construction de l'Union européenne.
La Collection ch essaie de combler
l'immense méconnaissance qui existe entre les différentes
parties de la Suisse. Sa commission se compose de sept spécialistes,
deux par région plus un Romanche, et son secrétariat
est à Soleure. Une fois par an, elle établit
une liste d'ouvrages qui lui paraissent devoir être
traduits mais elle prend aussi en compte, pour un tiers, les
propositions des éditeurs. Ces listes sont envoyées
à tous les éditeurs qui peuvent compter sur
le soutien de la ch pour 30% des frais de production,
les frais de traduction étant à la charge de
Pro Helvetia. Depuis peu, nous pratiquons une nouvelle stratégie
visant à faire découvrir d'un coup trois livres
d'un même auteur, pour lui assurer un meilleur rayonnement
: nous l'avons fait avec Catherine Colomb en allemand, et
nous allons récidiver avec Hermann Burger en italien
et Giovanni Bonalumi en français.
- Que pensez-vous de la décision
zurichoise de privilégier dorénavant l'enseignement
de l'anglais au détriment du fiançais ?
- Je n'ai rien contre l'anglais, bien
sûr, ni contre la richesse culturelle à laquelle
il donne accès, sans parler de son rôle dans
les échanges économiques et scientifiques. Mais
je suis consternée par la conception de la langue,
sommairement réduite à un pur outil de communication,
qui préside à la décision zurichoise.
Une langue, c'est aussi une culture, et à cet égard,
je perçois l'introduction de l'anglais dès l'école
primaire comme une capitulation pure et simple devant l'uniformisation
culturelle de type américain. Si je plaide pour que
la priorité soit donnée aux langues nationales,
c'est surtout pour deux raisons. D'abord, l'intégration
à l'Europe : trois de nos langues nationales sont des
langues européennes importantes, et les apprendre nous
donne les moyens de comprendre nos voisins... de Vienne à
l'Atlantique et de Palerme à Hamboug ! La seconde raison
est d'ordre pratique et pédagogique : selon les conceptions
modernes, l'enseignement des langues, pour être efficace,
doit privilégier l'immersion, le bilinguisme, les échanges,
etc. A cet égard, notre plurilinguisme offre des possibilités
diverses et intéressantes, peut-être même
plus rentables que le recours à grande échelle
à des anglophones venus des quatre coins du le planète.
Il s'agit d'avoir le courage d'innover. La radio et la télévision,
par exemple, pourraient jouer un rôle bien plus actif.
Ou bien imaginez qu'au lieu de service militaire, on envoie
les instituteurs passer un ou deux ans dans une autre région
pour enseigner dans leur langue la gymnastique, la géographie
ou toute autre branche. Si leur instituteur se pointe de Romandie,
il est certain les élèves alémaniques
lui parleront en français bien plus volontiers qu'à
leur maître habituel : les jeunes enfants ne demandent
qu'à apprendre de cette façon.
- De Schaffhouse où vous
vivez depuis 1983, comment voyez-vous la Suisse romande ?
- Schaffhouse est entourée par
l'Allemange, mais nous ne sommes qu'à trois heures
de Milan et la frontière français passe à
Bâle, situation qui me plaît beaucoup. La Suisse
romande, je la vois comme une province et un carrefour. Je
crois d'ailleurs que ces mots résument assez bien la
Suisse ! Entre ce qu'ils représentent, il y a une tension
qui peut être prise comme une menace ou comme une chance.
Chance avant tout, à condition de valoriser la parenté
et la diversité qui nous constituent.
Isabelle Martin
Extrait de
- N°3
Page créée le 02.03.05
Dernière mise à jour le
16.02.10
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