"Un art de l'écoute"
Depuis bientôt vingt ans à
présent, Yla Margrit von Dach s'emploie, avec une énergie
et une conviction toujours intactes, à faire entendre
des voix romandes aussi particulières que celle d'Alexandre
Voisard, Marie-Claire Dewarrat, François Debluë,
Catherine Colomb ou Sylviane Chatelain aux lecteurs germanophones.
Née en 1946 à Lyss, dans le canton de Berne,
elle a exercé diverses professions qui pourtant semblent
toutes converger vers un seul et même but, celui de
rapprocher et d'enrichir ses semblables en leur servant d'intermédiaire.
Tour à tour institutrice, publiciste, écrivain
et traductrice, elle demeure fidèle à son instrument
de travail, la langue écrite. Entre Paris et Bienne,
ses deux ports d'attache, elle vit désormais de la
traduction, sans exclure de renouer un jour avec sa propre
écriture.
- Yla Margrit von Dach, vous avez
vécu toute votre enfance dans le canton de Berne, vous
êtes donc de langue maternelle allemande. D'où
vous vient le français ?
- D'une affinité dont j'ignore
les racines. Ma famille avait, du côté paternel,
quelques liens avec le français. En fait, les von Dach
sont des huguenots qui, à force de poursuivre leur
route vers les contrées alémaniques, ont fini
par alémaniser leur nom qui n'était autre que
Dutoit ! Reste-t-il quelque chose de tout cela dans mes gênes
? Je n'en sais rien. Toujours est-il que deux de mes oncles
ont vécu en Suisse romande et que mon père a
passé dix ans en Belgique avant d'être contraint
par la guerre de rentrer au pays. Mais tout cet héritage
français est demeuré très "virtuel"
dans mon enfance. J'ai fait toutes mes écoles en allemand
et avant de partir pour Paris, je suis allée à
Londres et à Zurich...
- Vous avez travaillé dans
l'enseignement, puis dans le journalisme, avant de passer
à l'écriture et à la traduction : y voyez-vous
une suite logique ou n'est-ce là que le reflet des
hasards de votre vie ?
- Mes débuts dans l'enseignement
s'expliquent par le milieu dont je suis issue. Dans une famille
plus aisée, j'aurais probablement fait des études
universitaires. Dans les milieux un peu plus modestes, les
jeunes filles un tant soit peu douées à l'école
étaient envoyées à l'Ecole normale. Le
journalisme, lui, a été l'expression d'une envie
d'élargir mon horizon et d'un désir d'écrire.
Ce dernier n'osait pas encore s'exprimer librement, mais il
pointait déjà le bout de son nez.
C'est pour cela aussi que j'ai suivi
une formation de publiciste à l'Ecole de linguistique
appliquée de Zurich, dans l'idée que par la
suite, je m'orienterais plutôt vers la critique littéraire,
voire l'édition.
- Comment êtes-vous venue
à la traduction littéraire ?
- J'y suis venue par hasard et après
avoir accompli mon premier pas vers l'écriture. En
d'autres termes, j'avais renoncé pour un certain temps
à toute activité rémunérée
afin de pouvoir me confronter à mon désir d'écrire.
C'est à ce moment-là que je suis partie pour
Paris, où j'ai commencé par écrire Geschichten
vom Fräulein - ein Wörter-Buch, paru chez Sauerländer
en 1982.
Puis un ami journaliste à qui j'ai avoué que
je n'avais aucune envie de retourner en Suisse dans l'immédiat,
mais qui me fallait songer tout de même à gagner
à nouveau un peu d'argent, m'a suggéré
de prendre contact avec la Collection ch. J'ai donc
fait un premier essai de traduction avec quelques pages de
L'Enfant triste de Michel Campiche, puis j'ai traduit
le livre entier.
A partir de là, c'est la traduction
qui a pris les rênes. Les propositions se sont succédé
et je n'ai eu qu'à suivre. Notez qu'à l'époque,
les titres de la Collection ch traduits en allemand
étaient tous édités par Benziger, à
Zurich. Je suis donc devenue tout naturellement l'une des
traductrices attitrées de cet éditeur. Je tiens
à préciser aussi qu'en ces temps-là,
il était un peu plus aisé qu'à présent
de vivre de la traduction littéraire, pour autant que
l'on accepte de vivre assez modestement.
Bien sûr, j'ai connu aussi des
moments difficiles, des périodes où , ne voyant
rien venir, j'ai dû recourir à ma bonne vieille
formation d'institutrice. Mais pour moi, ces années-là
furent avant tout des années d'exploration intérieure
et extérieure, et tout en m'impliquant à fond
dans chacune des traductions que j'entreprenais, je n'ai jamais
travaillé dans le but de faire une carrière.
En effet, bien que mon travail de traductrice soit aujourd'hui
pleinement reconnu, je ne crois pas que ce soit dans ce domaine-là,
que j'ai bâti une oeuvre. L'art que je tente d'exercer
jour après jour, c'est avant tout l'art de vivre.
Durant ces années un peu décousures,
mes intérêts m'ont parfois portée bien
loin de la littérature. Mais cette quête de liberté
et de vérité, même si elle n'a pas directement
nourri une "carrière", a déposé
quelque chose en moi, un potentiel auquel je peux faire appel
aujourd'hui en toute circonstance, y compris lorsque je traduis.
- Vous vivez depuis de nombreuses
années à Paris et pourtant vous ne traduisez
que des auteurs suisses pour des éditeurs suisses.
Avez-vous ressenti le besoin de mettre une distance physique
entre votre lieu de travail et les gens pour qui vous travaillez
?
- Au début, j'ai certainement
eu besoin de cette distance physique entre moi et les "gens
pour qui je travaillais", c'est-à-dire les Suisses
! Je suis née en Suisse, certes, mais une part de moi-même
n'aurait pas pu voir le jour si je n'étais pas partie.
C'est d'ailleurs une part très
liée à la langue française et à
ce qu'elle peut représenter : le tempérament
latin, une certaine sensibilité esthétique,
un sens du jeu aussi, cette légèreté,
en somme, que le germanique reproche parfois au latin. Et
une attitude moins inhibée lorsqu'il s'agit de mettre
en mots des émotions.
Cela dit, des attitudes inhibées,
on en trouve aussi ici. Et avec le temps, le charme de l'exotique
s'est un peu estompé à mes yeux. Mais j'aime
toujours cette ville; je m'y suis fait des amis et j'y ai
rencontré celui qui est devenu mon compagnon... Entre-temps,
ma relation à la Suisse a changé. Je ne m'y
sens plus étouffer comme jadis et j'y ai gardé
des liens amicaux et professionnels assez forts. Je sens l'importance
de ces racines, il y a là pour moi comme un sentiment
de Heimat. Mais je n'y suis pas constamment et je ne
voudrais pas me replonger complètement dans l'atmosphère
un peu confinée du quotidien helvétique !
- A quoi ressemble le marché
littéraire suisse vu d'où vous êtes ?
- C'est une question difficile ! Vue
de la France, la Suisse n'existe pas. Enfin, à moins
qu'il ne s'y produise quelque scandale. Ou qu'un roman de
Milena Moser ne soit traduit en français et ne paraisse
chez un éditeur français, ce qui peut déboucher
sur une page entière dans Le Monde. Vu ainsi,
le marché littéraire suisse produit de temps
à autre une petite cerise qu'un éditeur d'ici
appliquera sur son gâteau, mais à part cela,
c'est chacun pour soi.
A mon avis, les difficultés
de la communication que l'on observe entre la Suisse romande
et la France ou entre la Suisse alémanique et l'Allemagne
ne sont pas uniquement le fait des "années Europe".
La frontière suisse existe bel et bien et ce qui se
trouve à l'intérieur de cette frontière
est perçu comme différent à l'extérieur,
même si la langue est la même. Hélas, cette
différence ne semble pas susciter un grand intérêt.
D'ailleurs, l'intérêt mutuelle se portent les
quatre régions linguistiques de la Suisse n'est pas
très réjouissant non plus. Qui sait, peut-être
y a-t-il véritablement une difficulté particulière
à se construire une identité collective qui
dépasse les différences de langue ?
- En 1993, vous avez bénéficié
d'une bourse de travail de Pro Helvetia, puis en 1998, ce
fut le Prix d'encouragement de la Collection ch. Que pensez-vous
de ce mode de soutien à une profession que l'on sait
depuis longtemps sous-payée?
- Le fait de bénéficier
d'une bourse ou d'une reconnaissance est évidemment
bien agréable et je crois que les institutions culturelles
qui soutiennent ainsi le travail des traducteurs méritent
toute notre reconnaissance. Il n'en demeure pas moins que
face au problème que constitue la rémunération
insuffisante de notre profession, ce genre de subventions
fait plutôt figure de pis-aller.
- Vous faites partie de la petite
famille des auteurs-traducteurs ; l'écrivain a-t-il
fini par céder entièrement la parole à
la traductrice ou continuez-vous à écrire vos
propres textes ?
- Après Niemands Tage-Buch,
paru en 1990 chez Zytglogge, j'ai connu une longue période
de silence. Etant donné le sujet de ce livre et les
préoccupations dont il se fait l'écho, il n'y
a peut-être rien d'étonnant à cela. J'ai
commencé d'autres textes qui se sont arrêtés
ou enlisés.
Mais je n'ai peut-être pas dit
mon dernier mot ! J'attends que les choses mûrissent,
et j'ai l'impression, en effet, que quelque chose est en train
de mûrir. Dans ce contexte-là, j'avoue que je
ne me soucie guère du marché. Je suis même
convaincue que si quelque chose peut mûrir ici, cela
ne peut se faire qu'à l'abri de tout marché,
sous le soleil d'une irréductible liberté.
- Vous avez traduit pour la Collection
ch des auteurs aussi divers qu'Alexandre Voisard, Marie-Claire
Dewarrat, Sylviane Chatelain et François Debluë,
pour ne citer qu'eux ; recherchez-vous volontairement la diversité
ou est-ce le choix des éditeurs?
- Cette diversité est avant
tout le fruit du hasard. Et ce hasard est évidemment
lié au choix des éditeurs qui, parmi les propositions
de la Collection ch, ont privilégié ces
auteurs-ci. Bien sûr, il y a eu des titres ou des auteurs
que j'aurais aimé traduire. Cela ne s'est pas fait.
Soit parce que les éditeurs n'y étaient pas
intéressés, soit parce que je n'étais
pas disponible à ce moment-là.
- A part Jean-Michel Thibaux, dont
vous avez traduit plusieurs ouvrages, vous n'avez pas eu l'occasion
de suivre durablement un auteur. Cela fait-il partie de vos
rêves professionnels ? Et si oui, à qui souhaiteriez-vous
être fidèle ?
- Ah oui, ça fait partie de
mes rêves de traductrice ! L'auteur alter ego
avec qui l'on fait un long chemin... Mais le hasard, toujours
lui, a voulu que parmi les auteurs que j'ai traduits, il n'y
ait pas eu jusqu'ici un seul romancier dont l'oeuvre entière
ait suscité l'intérêt d'une éditeur
germanophone. En ce qui concerne Jean-Michel Thibaux, il a
eu, c'est vrai, un certain succès en Allemagne, raison
pour laquelle il y a eu une suite, mais jamais je n'ai considéré
ces traductions comme mes traductions de rêve. Ce fut
plutôt pour moi l'expérience intéressante
d'une extrême altérité, d'une littérature
aux antipodes de ce que je pouvais faire moi-même. Et
disons-le, l'occasion aussi de travailler de façon
un peu plus rentable, car un texte qui se déroule comme
un film devant vos yeux n'exige pas la même concentration
qu'un texte aussi subtil que Le Manuscrit de Sylviane
Chatelain par exemple.
- Les auteurs que vous traduisez
relisent-ils vos traductions lorsqu'ils en sont capables ?
Quels contacts entretenez-vous avec eux ?
- Le contact avec "mes" auteurs
a toujours été heureux. Et il me reste de toutes
ces rencontre un sentiment d'amitié durable, même
si nous n'avons pas eu l'occasion de travailler dans la continuité.
Nous avons toujours pu discuter des problèmes qui se
posaient. J'expliquais en français mes difficultés,
mes propositions et mes éventuelles interprétations,
et l'auteur me livrait sa vision des choses ou y apportait
un éclairage supplémentaire. Ensuite, c'était
à moi, naturellement, de trouver une solution et d'opérer
le bon choix. Cela se fait toujours en fonction du rythme
et de la tonalité interne du texte. Et il me semble
que sur ce point, les auteurs m'ont toujours fait confiance.
- Vous avez participé à
plusieurs ateliers de traduction dans le cadre des activités
du Centre de Traduction littéraire de Lausanne et cela
à titre d'enseignante ; à votre avis, la traduction
littéraire peut-elle s'enseigner ?
- La traduction littéraire est
un art qui fait appel à toutes sortes de facultés.
Il est vrai que l'essentiel de ce qui s'y passe n'est pas
simple à enseigner, car il ne suffit pas de maîtriser
une langue, ni d'acquérir des techniques ou une terminologie
spécifiques. On peut faire connaître la littérature,
bien sûr, ainsi qu'un certain contexte culturel, mais
on ne peut "enseigner" le cas particulier que représente
un texte, avec la tonalité. le rythme et les univers
cachés qui lui sont propres. Je pense toutefois que
l'on peut apprendre à écouter, que l'on peut
aiguiser ses sens. Car la traduction littéraire est
un art de perception, d'écoute du texte, d'écoute
de "l'autre" et de soi-même. Dans cette perspective-là,
enseigner la traduction littéraire a toujours été
synonyme pour moi de "faire l'expérience de soi
face à un texte". Dans un atelier de traduction,
chaque participant est aussi enseignant, car il reflète
une expérience subjective du texte. Ce qui permet à
chacun, bien mieux que le travail solitaire, de visualiser
où s'arrête le texte et où commence la
subjectivité du traducteur.
- Comment procédez-vous lorsque
vous traduisez un ouvrage littéraire ?
- Je commence bien sûr par lire
le texte dans son entier. Ensuite, je rédige un premier
jet, un brouillon qui, généralement, est assez
affreux ! C'est une mise en pièces, une site d'approches
(je note parfois les différentes interprétations
possibles) qui m'apparaît aussi comme une destruction
de l'original. Dans la langue d'arrivée, ce texte n'est
plus qu'un tas de débris qui n'a pas encore retrouvé
sa cohérence. Mais c'est aussi le début d'un
véritable processus d'imprégnation qui exige
du temps. Les lois internes d'un texte, ses structures profondes,
ne se révèlent pas à la première
lecture. C'est pour cela aussi qu'à ce stade-là,
je ne me sens pas autorisée à juger par exemple
du bien-fondé d'une formulation. Ce n'est souvent qu'après
avoir parcouru l'ensemble du texte et pénétré
ainsi dans des strates un peu moins apparentes, que je découvre
la fonction et la nécessité de ce qui me paraissait
excentrique, voire incompréhensible à première
vue.
Au départ, je suis toujours
celle qui ne sait pas ; a priori, c'est le texte qui
a raison. Il a sa raison d'être et je ne fais que l'explorer.
Puis, petit à petit, je m'insinue entre ses lignes,
je perçois des résonances, je m'imprègne
de son rythme. Au deuxième passage de traduction, en
général, nombre d'incertitudes ont été
levées grâce à une compréhension
plus globale du texte. Mais parfois, un troisième passage
peut s'avérer nécessaire pour que la traduction
"vole vraiment de ses propres ailes", pour que,
tout en étant fidèle aux lois internes de l'original,
le texte traduit obéisse aux siennes !
- Vous est-il arrivé de refuser
de traduire un livre qui vous était proposé
? Et si oui, pour quelles raisons ?
- Oui, cela m'est arrivé. Par
manque de temps en général. Mais j'ai aussi
refusé deux traductions pour manque d'affinité
avec l'univers du texte. Et une autre encore pour manque de
compétence ! C'était un livre qui jouait énormément
sur les différents registres du langage parlé.
Etant donné la situation un peu particulière
du dialecte suisses allemand, qui constitue en général
notre fond de langage parlé, je ne me suis pas sentie
capable d'utiliser, dans la langue allemande, tous les registres
nécessaires pour restituer à ce texte toute
sa saveur.
- Y a-t-il, à l'inverse,
un auteur que vous rêveriez de traduire ou de sauver
de l'oubli ?
- J'ai longtemps rêvé
de traduire Jacques Mercanton, un rêve que j'ai poursuivi
durant quelques années, mais que j'ai abandonné,
faute d'éditeur... Je citerai également Monique
Saint-Hélier dont Le Cavalier de paille m'a
paru époustouflant d'audace formelle en comparaison
de beaucoup de choses qui se font aujourd'hui. Il en existe
déjà une traduction qu'il suffirait peut-être
de revoir un peu... Mais pour vous avouer, je regrette parfois
de ne pas traduire du portugais ! Il ne s'agit pas d'un auteur
menacé par l'oubli, mais qu'est-ce que j'aurais aimé
traduire Pessoa ! Je le lis d'ailleurs en français,
car je ne trouve pas la même saveur à la traduction
allemande... Je crois qu'il aurait vraiment comblé
tous mes rêves de traductrice.
Patricia Zurcher
Extrait de
- N°3
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