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Ophélie

Ophélie posa le livre sur la petite table de nuit. C'est Jacques qui le lui avait prêté. Elle ne l'aimait pas. Ses poèmes la rendaient triste. D'une tristesse lourde, pesante. Elle cherchait pourtant à les comprendre, à apprécier toutes les subtilités et les finesses de son écriture. Malgré, ou peut-être même à cause de ses efforts, elle ne discernait pas ce qui subjuguait Jacques dans ces poèmes. A leur lecture une tristesse infinie s'installait toujours dans son âme. C'était la seule chose qu'elle savait; mais elle la savait. Elle était sûre de sa tristesse.
Dès lors elle n'avait plus qu'une envie: partir à la recherche du poète. Du vrai. Celui en chair et en os. Elle se disait qu'elle le trouverait dans un recoin oublié des routes du monde. Le poète ouvrirait la porte de sa somptueuse maison. Il sourirait apaisé car il l'aurait reconnue. D'un pas lent, il descendrait les quelques marches le séparant d'Ophélie. Assise impatiente sur le large escalier menant à la porte d'entrée, elle lui ouvrirait les bras. Il avancerait, toujours aussi lentement, et se loverait comme un enfant contre son sein. Elle lui caresserait les cheveux et lui embrasserait le front. Il ne serait plus seul, détaché du monde. Elle lui parlerait de son père, sans vraiment savoir pourquoi.

Une douce langueur l'envahit. Le poète enfin consolé dans ses bras, elle abandonna sa tête sur l'oreiller et se souvint du jeune homme qui habitait, depuis quelque temps, dans l'appartement du premier étage de l'immeuble gris sale qui se trouvait en face du sien. Elle l'avait aperçu, par hasard, l'autre jour. Il sortait de sa voiture jaune et ne ressemblant à aucune autre. A cause de la rouille, et peut-être aussi, à cause des traces de peintures successives elle était comme vivante. Ophélie ne se serait pas étonnée d'apprendre que cette voiture-là donnait des tapes sur les fesses en signe de reconnaissance. Surtout que le vieil autocollant qui finissait de se décolorer sur le capot arrière représentait une pin-up des années soixante, avec un tout petit bikini et des seins imposants.
Jacques n'avait pas de voiture. En la quittant tout à l'heure il avait certainement pris le bus et ensuite marché jusqu'à son appartement de la rue de Bourg.
Ophélie rouvrit les yeux et se tourna vers Victor, son chat qui venait de grimper sur le lit avec cette élégance de chat qui étonne et réjouit encore de nos jours. Elle se leva, prit Victor dans ses bras et s'approcha de la fenêtre qui donnait sur la rue calme et peu fréquentée qu'elle habitait. Avec nonchalance, elle ouvrit la fenêtre, prit le chat à bout de bras et le lâcha du troisième étage. En bas Victor se rattrapa sur ses quatre pattes. Il leva les yeux vers sa maîtresse qui le regardait de très haut, puis fit demi-tour et passa dans le petit jardin de l'immeuble d'à côté. En face, le voisin n'était pas seul. Elle l'aperçut. Il semblait énervé. Ses gestes vifs devaient accompagner des mots agressifs, tranchants et irrévocables.
Jacques avait une voix calme. Il choisissait ses mots avec soin. Il réfléchissait parfois très longuement avant de répondre à la question la plus anodine. Ophélie se demanda quelle voix pouvait bien avoir le poète.

C'est Victor qui la réveilla. Un voisin avait dû le laisser rentrer et maintenant il grattait à la porte. Elle lui ouvrit d'un geste qui se voulait réconciliant, elle le souleva et le posa à sa place, sur le piano. Le chat l'observait avec attention pendant qu'elle buvait son thé et s'habillait. Elle portait l'uniforme de la parfaite souris grise de bibliothèque. Après un dernier coup d'oeil dans la glace qui lui renvoya une image inchangée depuis longtemps, elle sortit. Accidentellement, elle marcha sur la queue du chat et son cri apeuré la fit sursauter.
"Victor, je te déteste!" dit-elle en pensant à la journée qui l'attendait.

© Viviane Mermoud

 

Page créée le 17.05.01
Dernière mise à jour le 23.03.05

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