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Ophélie
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Le Retour
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Jacques, qui avait attendu
la réponse à sa question avec patience,
reprit sans la moindre trace d'émotion dans
sa voix:
"Ophélie, étais-tu à la
cafétéria, oui ou non?"
Celle-ci répondit distraite:
"Oui, j'y étais et je t'ai vu. Mais bon,
je n'étais pas à ma place habituelle
et tu ne m'as certainement pas vue."
Comme prévu, il raccrocha après lui
avoir souhaité une bonne soirée et en
ayant la certitude qu'elle était chez-elle
et qu'elle attendait sagement son coup de fil.
Le voisin avait disparu de sa vue. Ophélie
enleva son chemisier gris perle, son pantalon anthracite
et se regarda dans le miroir. Son corps lui plaisait.
Elle se reconnaissait bien dans cette silhouette un
peu trapue, aux os puissants et qui regorgeait de
santé joyeuse. Elle était absolument
nue, jouissant sans aucune gêne de son corps
libéré lorsqu'elle se percha sur le
bord de la fenêtre de son troisième étage.
Elle inspira goulûment l'air de ce soir de printemps
et s'envola, avec une légèreté
étonnante. Elle fendit les quelques nuages
qui s'effilochaient dans le ciel et, les bras grand
ouverts comme pour accueillir le monde entier, elle
s'enivra d'air frais, de soleil couchant, de pollens
et de parfums. Le vent s'engouffrait entre ses seins
et ses jambes, dans ses cheveux et autour de sa taille.
Les poils de son pubis frissonnèrent de bonheur.
Elle retrouva le voisin, tout petit maintenant, qui
descendait toujours les escaliers interminables. En
l'apercevant, Ophélie eut l'eau à la
bouche et son vol se fit encore plus large, plus ouvert.
Le bonheur d'être là la subjugua et elle
put ainsi sans crainte s'approcher de la grande dame
impassible qui, suivant leur arrangement secret, l'attendait
à chaque fois qu'elle s'envolait. Elle portait
une robe chatoyante et sombre qui lui arrivait jusqu'aux
chevilles. Son décolleté était
orné de fleurs. Des roses couleur de sang,
des fleurs d'hortensias et du lierre enveloppaient
son corps. Mais rien ne pouvait lui faire perdre de
sa liberté, ni de cette force que donne l'inébranlable
certitude d'être le plus puissant rempart des
hommes, de l'histoire et de la vérité.
Ophélie mit ses mains dans celles de la mort.
Celle-ci les embrassa et les huma avec délice.
Le goût salé du bonheur d'Ophélie
semblait la nourrir. La dame noire s'éloigna
comme elle était venue: discrète et
douce, accueillante et fraternelle, soudain dure et
bruyante comme un accident de voiture. Ophélie,
avec du lierre dans ses cheveux, tournoya encore longtemps
dans le ciel lumineux de ce soir de mai.
Elle rentrait chez-elle, lorsqu'elle aperçut
Jacques assis maintenant à la terrasse du Café
du Raisin, à la Place de la Palud. Elle le
reconnut à son corps; trop grand pour sa personnalité
il lui donnait une allure recroquevillée, gauche.
Il avait quelque chose de décharné,
comme un squelette qui aurait porté des habits.
Il suivait attentivement les explications de la femme
qui l'accompagnait : c'était Mme de la Tour.
Jacques lui répondait avec une attention aiguë
et presque professionnelle qui caractérisait
fort bien notre critique littéraire lorsqu'il
s'intéressait aux femmes. Ophélie savait
bien que Jacques s'intéressait toujours aux
femmes en général et jamais très
longtemps à une femme en particulier. Elle
aperçut le livre que sa collègue tenait
entre les mains. C'était le même qu'elle
avait laissé sur sa table de nuit et qui devait
dormir maintenant du sommeil du juste. Mme de la Tour
avait les yeux brillants et elle discourait avec fougue.
Le livre était ouvert à la page 31.
Elle parlait sûrement de cette image de la mer
que Jacques adorait et qu'Ophélie ne pouvait
supporter. Elle se détourna indignée
du couple d'intellectuels ravis et remonta au vol
vers la cathédrale. Le parfum des fleurs de
marronnier, intense à cette hauteur, la réconcilia
avec le monde.
C'est après être montée très
haut dans le ciel qu'elle rentra chez-elle, par la
porte d'entrée. Polie, elle salua le concierge
et se réjouit avec lui du beau temps et des
petits cris aigus et perçants des hirondelles
qui égayaient de leur vol la beauté
de cette soirée presque estivale. Le concierge
qui était si occupé par sa vie de concierge
ne remarqua même pas qu'Ophélie ne portait
pas le moindre habit.
© Viviane Mermoud
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