Comme ensorcelée par
l'image de ces pieds enfin offerts, elle sursauta
lorsque le trolley arriva avec son habituel bruit
chuintant. Le livre aussi, car il lui échappa
des mains. Il se mit à courir avec frénésie.
Ses feuilles voltigeaient dans la brise fraîche.
Il ressemblait à une colombe et un attendrissement
affectueux pour le recueil de poèmes envahit
enfin Ophélie. Elle hésita, mais le
laissa s'échapper et monta dans le trolleybus.
Mme de la Tour était
à sa place. Ophélie dut se contenter
de son petit bureau loin de la fenêtre. Elle
aurait voulu poser le livre bien en vue sur sa table.
Mais celui-ci devait toujours être là
à courir à travers les rues pentues
de la ville. Ophélie se demanda soudain s'il
n'allait pas venir, de lui-même, jusqu'à
la bibliothèque. Elle se précipita alors
jusqu'aux toilettes, ouvrit la petite fenêtre
qui donnait sur la cour et l'appela. Elle le vit passer
dans la cour à vive allure. Ophélie
entendit un ricanement sarcastique dans le froissement
du papier et elle eut peur.
Elle retourna à son
bureau où Mme de la Tour était en train
de feuilleter le livre du poète inconsolable.
Il se tenait là, tranquille, silencieux et
innocent. C'était bien le livre qu'elle avait
vu passer dans la cour. Elle observa sa collègue
qui l'avait ouvert à la page de garde. Jacques
y avait écrit son nom et une date:
Lausanne, juin 2009
Cela faisait déjà deux ans qu'il l'avait
acheté et marqué de son nom. Mme de
la Tour sembla désagréablement surprise
de retrouver le livre qu'elle avait maintenant sur
sa petite table de nuit. Il portait bien entendu le
même nom. Ophélie s'en doutait. Elle
se mit un instant à rêver à toutes
ces femmes seules qui, pour une raison ou une autre,
avaient eu affaire avec Jacques et qui avaient maintenant
le livre du poète au regard si triste sur leurs
petites tables de nuit. Avec le nom de Jacques gravé
comme une marque indélébile sur la page
de garde.
C'est en voulant prendre l'ascenseur
pour se rendre à la cafétéria,
ce qu'elle faisait rarement, qu'elle croisa son voisin.
Il avait les mains sales. Ressemblant à des
fleurs colorées dans une prairie de montagne
des taches et des déchirures parsemaient son
bleu de travail. Une odeur de ferraille et de cambouis
l'accompagnait.
C'est lui qui l'aperçut en premier et qui s'adressa
à elle avec une voix énergique:
"Eh, salut mignonne! Alors, c'est là que
tu bosses?"
Ophélie répondit gênée
que oui, et qu'elle allait dîner.
"Moi je suis là pour l'ascenseur et j'ai
déjà mangé mon sandwich et bu
ma bière avec mon patron!" lui dit-il
avec un rire joyeux.
Il ajouta aussitôt:
"Tu peux rentrer avec moi ce soir, je t'attends
vers la sortie du personnel à cinq heures.
Tchao ma belle!"
Et il s'engouffra aussitôt dans le trou béant
et les machineries inquiétantes qui avaient
pris la place de l'ascenseur derrière les portes
coulissantes.
Ophélie, tremblante
d'émotion, ne put rien manger et oublia même
de chercher Jacques dans la foule de la cafétéria.
Ce soir-là, elle
rentra avec son voisin. Celui-ci l'invita chez-lui
boire quelque chose. Elle accepta, ce qu'elle ne faisait
bien entendu jamais.
Pendant que le voisin allait chercher une bouteille
de champagne dans son frigo, elle parcourut l'appartement.
Par terre, à côté du lit, elle
aperçut le livre du poète malheureux.
Son voisin revint avec deux admirables coupes et la
bouteille de champagne. Ophélie sursauta en
l'entendant et il aperçut le regard enflammé
qu'elle portait sur le livre.
Il lui dit avec douceur, en s'approchant de sa nuque:
"Tu regardes ce bouquin, hein? C'est un type
à la biblio qui me l'a passé il y a
deux ou trois jours. Ce doit être un collègue
à toi. J'en ai lu quelques-uns de ces poèmes,
je les trouve nuls..."
© Viviane Mermoud