La vue du lac au loin, maintenant
plus sombre, mais toujours aussi démesuré
et drapé dans son éternité glorieuse,
lui rappela l'heure. Elle se prépara pour aller
se coucher. La voiture du voisin était parquée
à proximité de sa fenêtre. Elle
aperçut les housses en fausse fourrure léopard
qui recouvraient les sièges. Elles n'apportaient
cependant rien de sauvage à l'organisme mécanique
qu'Ophélie observait maintenant avec attention.
Aucune lumière n'était allumée
dans l'appartement du voisin. Il devait être
en ville avec son corps gorgé de sucs envoûtants
et tenant la main de la femme aux longs cheveux dans
la sienne, chaude et enveloppante.
Elle prit le livre su la petite
table de nuit et se replongea, avec méfiance,
dans l'âme du poète si cher à
Jacques. Les poèmes la blessaient. Ces figures
de feuilles mortes, de fumées tristes malgré
le printemps et d'oiseaux criant, tout cela était
si éloigné des images dont elle venait
de jouir, qu'elle désespérait de nouveau.
Elle se mit en colère contre le poète.
Comment pouvait-il être malheureux, lui qui
avait la chance de pratiquer ce si beau métier?
C'était bien cela qui la révoltait.
Etre poète et être malheureux, être
poète et dépeindre un monde si noir,
si triste et si hostile étaient deux choses
incompatibles pour Ophélie. Un homme qui avait
été désigné par ses pairs
pour devenir une voix, pour devenir ce livre qu'elle
tenait dans ses mains, devait chanter le monde et
non pas le détruire avec ces mots tranchants,
avec ces parti-pris destructeurs et ces à-priori
tristes et larmoyants. Ophélie se dit que le
poète ne devait pas savoir à quel point
il souffrait, qu'il ne s'avouait pas l'immensité
de son désespoir et de sa tristesse. C'était
la seule explication qu'elle avait pour justifier
l'absence de bonheur que le poète rencontrait
dans son travail. Pour lui la poésie ne pouvait
pas être une consolation.
Elle s'endormit tout agitée de mots sans voix
et sans oreilles pour les recevoir.
Cette nuit-là, elle fit un rêve étrange.
Elle voyait Jacques attablé au bistrot de la
Place de la Palud. Elle était trop loin pour
comprendre ce qu'il disait mais sa voix et ses intonations
lui parvenaient. Imperceptiblement d'abord, puis manifestement,
les mots qui sortaient de sa bouche commencèrent
à devenir visibles. Ils étaient d'abord
mobiles comme des rubans. Ophélie, tout en
rêvant, avait pensé aux images que l'on
voit parfois dans des documentaires scientifiques.
Les mots avaient des petits mouvements saccadés
et ininterrompus comme des micro-organismes observés
avec les appareils les plus sophistiqués. Par
instants, ils semblaient ne pas être tributaires
de la gravité. Ils retombaient cependant quelques
secondes plus tard et s'amoncelaient autour de Jacques.
Ils s'empilaient les uns sur les autres pour former
les barreaux d'une cage dans laquelle il se trouva
enfermé comme un petit oiseau de compagnie.
Ophélie criait. Mais, enivré par ses
propres paroles pourtant lentes et posées,
Jacques ne l'entendait pas et la collègue assise
en face de lui ne voyait ni n'entendait que le clapotis
et le bruissement de la voix de l'homme qu'elle croyait
séduire par son attention béate. Ophélie
s'approcha enfin de la cage dont les barreaux étaient
assez larges pour lui permettre de passer son bras.
Elle cherchait à atteindre Jacques pour ainsi
le réveiller, le sortir de cette ivresse qui
l'enfermait. Mais au moment ou sa main allait le toucher,
Jacques se mit à rétrécir. Il
devint minuscule, plus petit qu'un petit pois. Ophélie
recula horrifiée. Si elle le prenait entre
deux doigts elle l'écraserait pour toujours.
La crainte l'empêcha d'agir et l'homme se trouva
une nouvelle fois hors d'atteinte. Elle se réveilla
toute secouée d'émotions et très
agitée. Elle tenait le pouce et l'index de
sa main droite serrés l'un contre l'autre avec
une force violente et mêlée de rage.
Elle se rendormit cependant aussitôt.
A l'heure habituelle,
elle s'habilla en souris grise, et après avoir
nourri Victor, s'apprêta à quitter l'immeuble.
Le voisin se tenait à sa fenêtre. Elle
l'aperçut avec joie. Il avait ses beaux yeux
verts, pétillants comme du Coca, rivés
sur la porte d'entrée de son immeuble. Elle
sut qu'il l'attendait. Elle rougit d'aise, de désir
et de peur. Son pas perdit de l'assurance. Les yeux
baissés, elle traversa la rue et longea les
immeubles jusqu'à l'arrêt du bus. Le
regard de son voisin se répandit sur son dos
et le lui brûla. La chaleur irrigua tout son
corps et entre ses jambes une moiteur chaude enflamma
son ventre qui hurlait, appelait, gémissait
et demandait avec douceur et détermination
qu'on vienne le nourrir.
Elle portait dans sa main le livre de Jacques. Elle
allait le lui rendre le jour même. Elle lui
dirait qu'elle l'avait adoré. Pourtant les
flatteries ne viendraient pas à bout de son
interlocuteur. Jacques ne se contenterait pas d'une
analyse aussi superficielle. Ophélie s'était
promis de chercher, pendant la matinée, des
remarques plus pertinentes qui finiraient par éveiller
l'attention de Jacques sur son esprit de synthèse
et d'observation. Ses remarques pourraient, elle n'avait
pas encore perdu tout espoir, le convaincre que l'amour
qu'elle lui portait était désintéressé,
serein et vrai, sans rapport aucun avec les sentiments
violents et irrationnels dans lesquels elle se débattait
à cause du livre qu'il chérissait tant.
Elle aurait voulu se mettre à ses pieds, les
prendre dans ses mains, les laver, les parfumer, les
embrasser et les caresser avec volupté. Il
se laisserait faire, simplement, sans aucune gêne.
© Viviane Mermoud