Le voisin sortait de son immeuble.
Pressé, il se précipita dans son tas
de ferraille organique et démarra avec fureur
et détermination. Il était seul. Ophélie
put voir l'autocollant et les phares arrière
qui s'éloignaient. Ils s'allumèrent
lorsque le voisin freina au coin de la rue.
Arrivée à la
bibliothèque, elle se réjouit d'apprendre
que Mme de la Tour était peu bien et qu'elle
avait préféré rester chez-elle.
Ophélie put prendre sa place, à côté
de la fenêtre, et ainsi mieux guetter l'arrivée
de Jacques qui, comme chaque lundi, mercredi et jeudi
de la semaine ne tarderait pas à rentrer par
la grande porte vitrée avec sa tenue de rat
gris de bibliothèque.
Le téléphone retentit. C'était
Monsieur de la Tour qui cherchait sa femme. Elle n'était
pas rentrée de la nuit et il s'inquiétait.
"Elle vient de descendre aux toilettes",
dit Ophélie en cachant sa surprise, "je
lui dirais de vous rappeler dès qu'elle remontera."
Mme de la Tour devait être chez Marguerite,
sa copine de toujours. Elle appela chez Marguerite.
Mme de la Tour était bien chez-elle. Elles
chuchotaient et riaient lorsque Ophélie avertit
Mme de la Tour que son mari se tracassait.
Le soir, rentrée chez-elle,
avec Victor sur ses genoux, elle repensa à
sa journée, à Mme de la Tour et à
son mari. Elle n'avait pas vu Jacques de la matinée.
A midi, elle l'avait aperçu à la cafétéria.
Il mangeait son habituel sandwich avec ses collègues
et ne l'avait même pas remarquée.
Ce printemps-là, la
bise avait beaucoup soufflé mais avec une légèreté
inhabituelle et l'air était tiède. Soudain
heureuse, à cause de la lumière de ce
soir de mai, Ophélie sortit et grimpa sur le
muret devant son immeuble. Elle jouait avec ses jambes,
ses genoux et ses pieds. C'est de là qu'elle
l'aperçut.
Son voisin portait un
t-shirt rouge, sans manches. Ses biceps brillaient
comme de belles pêches bien mûres. Ses
cuisses gonflaient le pantalon vert et serré
qu'il portait. Son sexe se dessinait entre ses jambes
et il souriait. Il donnait la main à une femme
qui avait de longs cheveux.
Comme pour la faire revenir d'un long voyage, elle
entendit à travers la fenêtre ouverte
le téléphone qui retentissait chez-elle.
Elle hésita. C'était certainement Jacques,
puisqu'il l'appelait souvent le soir vers sept heures.
Elle remonta finalement les marches à vive
allure pour lui répondre, car elle préférait
ne pas avoir à répliquer aux commentaires
qu'il ne manquerait pas de faire s'il ne la trouvait
pas chez-elle. Une fois qu'il aurait constaté
qu'elle était à la maison, il lui souhaiterait
une bonne soirée et la laisserait à
ses pensées. Ce fut en effet la voix chaude
et posée de Jacques qui l'enveloppa, comme
une gigantesque couverture en poil de chameau.
"Ça va? Tu as mangé à la
cafétéria aujourd'hui?" dit la
couverture avec sa voix de chameau.
Elle ne répondit pas tout de suite. Par la
fenêtre, elle aperçut les belles fesses
toutes vertes et rondes de son voisin qui, la main
de la femme aux longs cheveux dans la sienne, descendait
l'escalier donnant sur la Place du Tunnel. Ses pieds,
dans des chaussures légères et claires,
touchaient à peine le sol. Sa démarche
était un va-et-vient qui rappelait le bruit
des vagues. Cette évocation mit un goût
salé dans la bouche d'Ophélie et une
odeur d'iode se répandit dans la pièce.
Soudain, le voisin se retourna en riant. Elle entendit
distinctement le son de sa voix et savoura la vue
de sa bouche. Ses grandes dents pointues étaient
ourlées de belles lèvres, chaudes et
charnues. Son rire occupait tout son visage et toute
l'attention des yeux et des oreilles d'Ophélie,
fascinée. Le voisin leva les yeux vers cette
silhouette grise qui se découpait dans la fenêtre
ouverte du troisième étage et qui tenait
dans sa main un téléphone sans fil,
plus lourd que sa taille ne le laissait soupçonner.
Ophélie sentit le regard et elle frissonna
de désir.
© Viviane Mermoud