Petite chronique darrière-printemps
en Méditerranée (5)
Ce paysage. Deux jeunes femmes
traversent la cour, deux jeunes femmes seulement,
personne dautre. Lune est blonde, lautre
a de longs cheveux noirs. La blonde aussi a de longs
cheveux. La première est en robe noire. Et
la seconde en robe blanche. Leurs robes à toutes
les deux sont longues.
Du noir, du blanc, cest
ça ce paysage sous le soleil intense du matin.
Rien dautre.
Le soleil écrase tout.
Le soleil a tout simplifié. Il ny a plus
que deux couleurs : la lumière et lombre.
Les jeunes femmes sont sorties
de la cour. Elles sont sorties du champ.
Les jeunes femmes ont repassé
plus tard, dans lautre sens, elles ont traversé
la cour dans lautre direction.
On pourrait écrire tout
un film à partir de ces quelques plans. Plans
densemble, plongées depuis le balcon.
Extérieur jour. Matin.
Mais elles nont pas repassé,
plus tard, encore une fois. Elles ne reviendront plus.
Demain : peut-être. Mais demain : cest
dimanche. On nest jamais sûr du dimanche.
Peut-être quelles ne viendront pas. Ou
quon ne sera pas là pour les voir.
Lundi matin, elles reviendront.
Peut-être. Mais on ne sera plus là pour
les voir.
Il faut les oublier très
vite. Maintenant. Déjà.
Il faudrait presque ne pas
les avoir vues, ne pas les avoir remarquées.
Pour ne pas risquer den tomber amoureux.
Ça ne servirait pourtant
pas à grand chose. Ce nest pas parce
quon ne remarque pas quelquun quon
nen tombera pas amoureux. Celles que lon
ne remarque pas, dabord, sont des fois celles
dont on séprendra le plus. Limmense
amour, cest parfois ceci : séprendre
dune femme que lon navait quà
peine remarquée le premier jour quon
la croisée.
Ainsi cette première
rencontre avec Marguerite Duras. Non pas avec la femme,
bien sûr ; avec son écriture.
On peut dater cette rencontre
: lundi 15 février 1965. " Moderato Cantabile
". Il fallait lire le livre pour le lendemain.
Une lecture que lon avait pu choisir dans une
liste imposée pour le cours de littérature.
Il y avait trois autres livres à lire, dont
" La Chartreuse de Parme ". Il a fallu lire
" Moderato Cantabile " très vite.
On na pas pu lapprécier comme il
était souhaitable. Pourtant, si lon avait
choisi ce livre-là et pas un autre, cest
quon en avait vraiment envie, cest que
lon souhaitait lire moderne, contemporain, cest
que cétait de la littérature daujourdhui
et que le professeur avait dit que cétait
même un " nouveau roman ", ce qui
nétait pas faux puisque Marguerite Duras
faisait partie de la première liste officielle
du Nouveau Roman proposée par la revue "
Esprit " en 1958. Et puis surtout parce que ce
titre attirait, que déjà sexerçait
cette séduction et cette fascination. "
Moderato Cantabile ", cest beau comme titre.
Tous les titres de Marguerite Duras sont beaux.
On relira " Moderato Cantabile
". On en reparlera. On dira comme cest
beau.
Et cette rencontre qui na
pas eu tellement lieu ce soir-là, ce lundi
soir 15 février 1965, elle a lieu des années
plus tard. Pourtant, ce nétait pas quon
ne croisait jamais Marguerite Duras. On sintéressait
même à elle. On lisait des articles sur
ses livres et ses films. On croisait des titres que
lon retenait et même que lon citait
parfois en oubliant qui les avait écrits.
Un matin, on voyait une image,
dans un journal, une publicité. Comme la terrasse
dun parking en plein air sur un fond de ville
moderne, des gratte-ciel comme à New York,
des fenêtres qui silluminent dans la nuit
qui tombe, un crépuscule rougeoyant, un couple
qui senlace. On disait : " Six heures et
demie du soir en hiver. ". Comme cela, pour donner
un titre à limage. On se trompait, on
avait mal vu limage, cétait une
image en été. On corrigeait : "
Neuf heures et demie du soir en été.
" Dix heures, cela faisait un peu tard, dix heures
et demie du soir ne convenait pas très bien.
On se disait : cest un titre connu. Le titre
dun roman de Marguerite Duras. À midi,
on vérifiait : cétait bien elle
qui avait écrit " Dix heures et demie
du soir en été ". On bondissait
de joie. Pourquoi on bondissait : on ne sait pas ;
ce fut comme ça.
Ça, cétait
le 21 mars 2000. A dix heures et demie du matin.
On acheta le livre. On lut.
Cest vite lu. Cela ne prend que le temps dun
voyage en train, par exemple entre Schaffhouse et
Berne, en passant par Romanshorn, le Toggenbourg et
Lucerne, si lon voyage en Suisse ce jour-là.
On voyageait en Suisse ce jour-là.
Cétait le 21 avril. Les arbres étaient
en fleurs. On apprécia comme on nimaginait
pas.
Comment dire : cest un
genre, une sorte, une espèce de chef-duvre
absolu qui respecte les trois unités : temps,
lieu, action. Sans doute ce respect est-il pour quelque
chose dans la force du livre. Le temps : une journée
; dun soir à un autre soir. Le lieu :
lEspagne entre une petite ville sur la route
de Madrid et Madrid, but des vacances. Laction
: une histoire de couples et damour.
Il y a Maria, il y a Pierre
et Judith leur petite fille. Il y a Claire. Claire
est amoureuse de Pierre ; Pierre est amoureux de Claire.
Maria boit des manzanillas ; elle boit trop de manzanillas.
Et il y a Rodrigo Paestra qui a tué sa femme
et lamant de sa femme et qui se cache sur les
toits, et la police qui recherche Rodrigo Paestra.
Il y a enfin lorage qui bloque Pierre et Maria
et Claire dans cette ville quautrement ils ne
connaîtraient pas.
Cest lEspagne.
Cest lété. Les vacances.
Une idylle naissante.
On sinquiète pour
Claire, pour Pierre, pour leur amour tout neuf. On
sinquiète pour Maria, son couple qui
se défait.
Cest à la page
43 : " Il est dix heures et demie du soir. Lété.
" Maria a vu Claire et Pierre senlacer
sur lun des balcons de lhôtel qui
les recueille pour cette escale forcée, pendant
lorage qui nen finit pas. Puis elle apercevra
Rodrigo Paestra, un toit plus loin, à onze
mètres delle.
On ne racontera pas lhistoire.
On laissera la lectrice, le lecteur, attendre de savoir,
sinquiéter.
Et lon revient
dans cette cour écrasée de soleil, en
Méditerranée, un peu avant lété.
Deux jeunes femmes ont passé. Une fois. Deux
fois. On les a regardées passer. On a écrit
à propos delles. Puis à propos
de tout autre chose qui navait pas de rapport
avec elles. On se sent bien sur ce balcon dans tout
ce paysage. De blanc, de noir, de soleil et dombre.
Il nest encore que dix heures et demie du matin.
Au printemps.
© jean-pierre.cousin@bluewin.ch
Sa 03/06/2000