Petite chronique davant
lété
Dans
quelques jours, ce sera lété.
On na pas vu passer le printemps. On la
vu naître et puis soudain se transformer. Très
vite, lété. Très vite.
Seule une chose na pas encore eu lieu : la floraison
des géraniums. Chaque année, cest
la même chose. Les géraniums remontés
de la cave au printemps ne fleurissent pas avant lété.
Aujourdhui seulement surgissent les premiers
boutons. Timides.
Chaleur. Cest agréable
la chaleur. Douce moiteur. Trente degrés, peut-on
lire sur les grands thermomètres qui indiquent
au détour des rues en grands chiffres rouges
lheure, la date et la température, et
parfois plus encore. Certains prédisent le
temps et commentent les malheurs du monde. Ces véritables
journaux lumineux clignotent dans la nuit et passent
des réclames pour des poudres à lessive.
Dautres citent des auteurs célèbres
et récitent des poèmes damour.
Ils sont très rares. Ils ne sallument
quau clair de lune. Des supermarchés
les financent.
Mais le soir : la fraîcheur
et le vent. On ne reste pas sur le balcon, il faudrait
une petite laine. On ne guettera pas les pas de la
jeune femme inconnue qui passe sur le chemin tous
les soirs entre vingt-deux heures et vingt-deux heures
trente. Le vendredi, en plus, elle a très souvent
du retard ou même peut-être ne rentre
pas.
Personne ne connaît sa
vie. On sait seulement quelle est jolie, mais
peut-être la voit-on de trop loin ou est-on
aveuglé déjà par lamour
mais pourquoi ? puisquon ne la connaît
pas, quon na même jamais entendu
une seule fois le son de sa voix (cest très
important, la voix), quon ne sait pas à
quoi elle sintéresse dans la vie, si
elle préfère le football à la
littérature et si elle met du sucre dans son
thé, si elle dort la fenêtre et les volets
grand ouverts et les rideaux pas tirés, si
elle a besoin dair, de lumière la nuit
car elle étoufferait autrement. On préférerait
quelle aime la littérature, ne mette
pas de sucre dans son thé, dorme la nuit les
rideaux grand ouverts et ne sintéresse
au football que par les livres de Georges Haldas ("
La Légende du Football ", par exemple,
paru aux Éditions LAge dHomme en
1981), et si elle sintéressait au tennis,
ce serait mieux, bien sûr, surtout à
Martina Hingis et au livre que lui a consacré
Etienne Barilier (" Martina Hingis ou la beauté
du jeu ", Zoé, 1997), et si elle sintéressait
au patinage ce serait bien aussi, cest de lart,
le patinage, cest de la danse, du ballet, cest
dommage que ce soit du sport, presque oserait-on dire.
Mais on ne sait rien delle, vraiment rien. On
sait quelle passe sous ce balcon, sur le chemin,
souvent le soir à cette heure-là, on
ne sait pas doù elle revient, on sait
quelle habite là-bas, dans limmeuble
tout au fond. On ne connaît pas son prénom.
Mais on lentend qui passe.
Elle arrive accompagnée dun chien. Elle
est allée promener son chien, un chien jaune,
plutôt sympa, bon bougre. Un chien.
On ne savait pas quelle
avait un chien.
Elle lui parle dune voix
très douce. Elle lui dit : " Il est dix
heures et demie du soir. Bientôt lété.
"
Il faudra quon
sintéresse aux chiens.
© jean-pierre.cousin@bluewin.ch
Ve 16/06/2000